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Les critiques de Bifrost

Critique parue en octobre 2015 dans Bifrost n° 80

Traduit pour la première fois dans nos contrées, Le Démon de l’île solitaire vient étoffer la bibliographie d’Edogawa Ranpo, jusque-là exclusivement disponible aux éditions Picquier (louées soient-elles), si l’on fait abstraction de quelques adaptations en bande dessinée. Né en 1894 et mort en 1965, le bonhomme n’usurpe pas sa réputation de père du roman policier japonais, genre qu’il a contribué à populariser dans son pays. Comme l’homophonie de son pseudonyme le révèle, Edogawa Ranpo a lu et apprécié Edgar Allan Poe. De manière générale, il semble avoir aussi beaucoup lu des auteurs tels que Gaston Leroux, Maurice Leblanc ou Conan Doyle, auxquels il emprunte la manière, le récit court et le feuilleton, et les thématiques criminelles teintées d’un fantastique volontiers macabre. Ce goût pour le mauvais genre et le frisson se retrouve aisément dans une grande partie de son œuvre. Cependant, s’il ne cache pas la source de son inspiration, acquittant son tribut aux maîtres occidentaux du suspense, l’auteur japonais ne se contente pas de les imiter. Il confère à ses histoires une dimension transgressive indéniable, mettant en scène les zones d’ombre de la psyché humaine dans ses manifestations les plus monstrueuses. Père du mouvement « ero guro nansensu » combinant l’érotisme à des éléments grotesques, son œuvre a inspiré une postérité inventive. On pense ici notamment au mangaka Suehiro Maruo qui, après avoir signé plusieurs adaptations des textes de Ranpo, prête son crayon pour illustrer la couverture du présent roman.

Avec Le Démon de l’île solitaire, Edogawa Ranpo dévoile des trésors de perversité. Confession d’un homme amené à raconter l’expérience abominable vécue dans sa jeunesse, le récit débute sous les auspices du roman à énigme. Dans la plus pure tradition du récit d’enquête, Minoura, le narrateur, prend ainsi un luxe de précaution pour exposer sa version d’une histoire puisant son origine dans deux crimes inexplicables, l’un commis en chambre close et l’autre sur une plage bondée. Si le récit s’apparente au départ à une enquête frappée par le deuil, il ne tarde pas à prendre les chemins de traverse du fantastique. Minoura reçoit en effet le soutien d’un ami, médecin homosexuel pratiquant la vivisection durant ses heures perdues, avec lequel il a entretenu des relations pour le moins ambiguës durant ses études. Le roman prend alors la tournure d’un récit macabre, peuplé de freaks et hanté par un mal indicible, où l’angoisse se teinte d’érotisme et d’une touche de sadisme. Avec habileté, Edogawa Ranpo fait monter la tension sans jamais verser dans le ridicule. Il distille les informations, tissant une toile habile dans laquelle le lecteur se laisse prendre, non sans une certaine jubilation. Et si le style peut paraître un tantinet désuet, il n’atténue en rien le caractère vénéneux de l’atmosphère et la répulsion provoquée par une galerie de personnages dignes de figurer à l’affiche d’un carnaval de l’horreur.

Bref, quatre-vingt-cinq ans après sa parution Le Démon de l’île solitaire n’a rien perdu de son caractère malsain et de sa puissance d’évocation. Remercions encore une fois les nouvelles éditions Wombat de cette découverte, et précipitons-nous sur le reste de l’œuvre d’Edogawa Ranpo ; d’autres perles noires nous y attendent.

Laurent LELEU

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