Désormais édité quasi exclusivement au Diable Vauvert, James Morrow reste fidèle à lui-même en signant Le Dernier chasseur de sorcières. Malicieux, sardonique, iconoclaste, rebelle et sincèrement inquiet quant à l'humanité en général, Morrow mêle avec un incroyable brio humour et sérieux, légèreté et drame, délires anarchisants et sentences dogmatiques, le tout dans un pavé de 700 pages qu'on pourra facilement classer au rayon des chefs-d'œuvre.
Raconté d'une plume subtile, délicieusement décalée, voire vieillotte, Le Dernier chasseur de sorcières est l'archétype du roman humaniste, dénonçant avec intelligence les travers de nos semblables, sans jamais perdre de vue qu'une amélioration est possible, et qu'une foi inébranlable en la science, l'étude et la connaissance pourrait bien nous tirer de la fange dans laquelle nous nous complaisons. Bref, un roman majeur d'un auteur qui l'est tout autant…
Situé à cette époque charnière qui voit la timide arrivée d'une science appliquée et applicable (fin XVIIe, milieu XVIIIe), Le Dernier chasseur de sorcières est divisé en deux parties distinctes, mais entremêlées au fil des chapitres. On suit les aventures (car il s'agit bien d'aventures) de Jennet Crompton, la toute jeune fille d'un chasseur de sorcière anglais patenté, dans la très sombre Angleterre de 1688. Prise sous l'aile de sa tante, la très intelligente, très humaniste et très féministe (pour l'époque, c'est du travail) Isobel, la petite Jennet partage son temps entre l'étude du latin, des mathématiques et des merveilleux traités d'un certain Isaac newton, dont les points de vue sur la nature physique du monde sont en train de bouleverser un ordre que l'on croyait immuable. Destiné à prendre la succession de leur père, le jeune Dunstan s'éloigne peu à peu de sa sœur, accompagnant leur géniteur lors des interrogatoires des sorcières, apprenant l'art de reconnaître la marque du démon, tout en prenant un juvénile plaisir (comme tout le monde d'ailleurs) aux nombreuses pendaisons publiques des suppôts de Satan.
Jennet, de son côté, rejoint la croyance de sa chère tante Isobel dans la non-existence du démon, les « trucs » des chasseurs de sorcières n'ayant évidemment aucun sens ni raison physique.
Malheureusement, le destin est en marche, et c'est au tour de la tante Isobel d'être accusée de sorcellerie, ses expériences scientifiques sentant un peu trop le souffre. Enthousiaste quant à l'idée de brûler sa propre sœur pour la libérer du joug infernal du démon, le père de Jennet mène à son terme un procès retentissant, terminé comme il se doit par un joyeux bûcher purificateur… Témoin impuissant de l'abominable supplice de sa tante, Jennet jure alors de n'avoir plus qu'un seul but dans la vie : faire abroger la loi royale sur la sorcellerie, et par là même, prouver l'inexistence du diable en prônant une rationalité scientifique pure et simple. Tâche ardue qui la mènera jusqu'au nouveau monde (où son père est envoyé avec la mission de purifier les colonies du démon qui s'y complait) et qui lui fera connaître maintes expériences intéressantes (procès des sorcières de Salem, exécutions diverses, massacre de son père et des habitants de leur village, enlèvement par les indiens, vie commune avec une tribu pendant presque dix ans, maternité brutalement stoppée par la variole, mariage avec un postier, seconde maternité plus heureuse, rencontre avec Benjamin Franklin, troisième maternité, vie naufragée sur une île déserte au milieu d'une utopie montée par des esclaves noirs en fuite, bref tout un tas de choses palpitantes, et, aussi curieux que ça puisse paraître, rigoureusement crédibles), avant de se confronter enfin avec son rêve d'enfant, mais dans le rôle de l'accusée !
En parallèle de cette histoire édifiante, drôle, tragique, violente, pathétique et grandiose, James Morrow prend la parole à la première personne du singulier, la donnant allégoriquement au livre principal d'Isaac Newton lui-même (les célèbres Principiaes Mathematicas). C'est donc un livre qui parle, mais un livre immortel, qui a connu beaucoup d'époques et qui, de temps en temps, s'introduit dans l'esprit d'humains soigneusement sélectionnés pour agir. Un parti pris curieux mais hilarant, tour à tour sérieux et potache, le tout masquant bien humblement une érudition proprement stupéfiante.
C'est l'occasion pour Morrow (le livre, donc) de décrire un voyage récent dans la ville de Salem, endroit riant transformé en Disneyland de la sorcellerie, avec vente de citrouilles et balais, néons et hot-dogs, châteaux hantés et trains fantômes, le tout sur le lieu même où des centaines d'innocents (dont une enfant de « quatre ans, rendue folle par trois mois de cachot humide ») subirent les tortures les plus abominables avant de griller vif pour la plus grande gloire de Dieu. Morrow en profite pour évoquer une lettre imaginaire envoyée au directeur de l'entreprise responsable de l'exploitation commerciale de Salem, lui proposant de plancher sur la construction d'un parc de ce genre à Auschwitz, avec petits trains, étoiles jaunes en pin's et compagnie. Une suggestion de mauvais goût, comme il se doit…
D'acidité, James Morrow n'en manque pas, mais c'est d'une acidité lucide qu'il s'agit, jamais amère. Malgré le cortège d'horreurs et de monstrueuses injustices qu'on y trouve, Le Dernier chasseur de sorcières est un livre profondément optimiste, drôle et intelligent. On saluera au passage le Diable Vauvert, dont la justesse de vue éditoriale est rarement prise en défaut, tout en félicitant l'excellent travail de traduction de Philippe Rouard qui a dû beaucoup souffrir. Au final, Le Dernier chasseur de sorcières est tout simplement l'un des plus grands livres de James Morrow, brillantissime auteur de presque soixante ans, dont on attend avec impatience les prochains ouvrages.