Megan LINDHOLM
POCKET
352pp - 10,30 €
Critique parue en avril 2004 dans Bifrost n° 34
Seattle, milieu des années 80. Le Magicien se déplace dans les rues en suivant un parcours invariable. Il a dans ses poches un sac de pop-corn destiné aux pigeons, et juste assez de monnaie pour se payer une tasse de café. Pas plus, jamais. Donner plus qu'on ne reçoit est la première règle de la Magie. Pour le reste, Seattle nourrit et abrite celui qui la respecte. Et le Magicien connaît chaque détail de son histoire. Un excès de mémoire par défaut, car il est amnésique. Le Viet vet ne peut, ou ne souhaite plus, se rappeler du napalm et des hélicoptères, de tous ces actes ignobles commis alors qu'il n'était qu'une machine à tuer. Depuis, il poursuit sa rédemption en absorbant la peine des inconnus croisés dans le bus ou rencontrés sur un banc. Car il détient la Connaissance, ce pouvoir de dire la Vérité révélée par la communauté des enchanteurs. Pour l'essentiel, Raspoutine, un géant d'ébène qui danse au rythme des pulsations urbaines, et Cassie, étrange femme au physique changeant, élève du légendaire Merlin. Le Don est affaire de rituels pratiqués au quotidien, à condition de ne jamais prendre ce que l'on désire le plus. Comme une femme. En l'espace d'une nuit, le Magicien va devoir affronter Linda, qui déploie les séductions de sa vie précédente : sexe, drogue, alcool et violence. Au moindre faux-pas, Mir le démon se répandra dans la ville, mais la tentation est grande de retrouver une existence normale. On survit à l'enfer, pas à la réalité…
Ce livre est un tour de force. Concentrant les éléments propres à la fantasy dans l'espace urbain, il parvient à les purifier en revenant à l'essentiel. L'objet de la quête est un hamburger jeté, l'armure resplendissante un pardessus douteux, et le prince charmant un sans-abri qui se décrasse dans les toilettes publiques pour ne pas ressembler à un fouilleur de poubelles. La Magie consiste à résister au froid, ou à réconforter l'autre d'une parole. Vivre un jour de plus, et c'est déjà pas mal. Graffiti du métro ou comptines entendues au coin de la rue sont des formules d'invocations pour qui sait les identifier, en l'occurrence une bande de clodos formant la dernière Table Ronde. On pense au personnage du Wizard dans Taxi Driver, le vétéran des cabs qui détient la mémoire de la nuit. Les héritiers d'Arthur ont toujours été à part. Supérieurs au commun, ils sont tombés bien bas, d'une terrifiante hauteur de trottoir. Le regard des autres interdit de se relever. Et bien plus qu'à l'habituelle ménagerie d'elfes ou de nains, l'étrange appartient aux sans-abri, à cette communauté des marginaux confinés par force dans l'étrangeté. Sans misérabilisme, déployant un style remarquablement sobre, Megan Lindholm marque la différence entre être une personne et n'être personne. Un roman que l'on rangera à côté du Neverwhere de Neil Gaiman. Excusez du peu.