Ce deuxième recueil de Léo Henry (après Les Cahiers du labyrinthe, paru aux défuntes éditions de l’Oxymore en 2003) est un festival stylistique où, en vingt nouvelles, l’auteur déploie ses multiples talents. Relevant davantage du fantastique que de la science-fiction, voire de la pure littérature générale, mais avec ce sens de l’onirisme et du décalage particulier.
La majorité des textes, les plus brillants en tout cas, sont de fascinants jeux littéraires mettant en scène des rencontres fantasmées ou réelles avec d’autres de la même veine, ou avec des personnages littéraires. « Révélations du prince de feu » voit le Corto Maltese de Hugo Pratt et le Blaise Cendrars de Moravagine résoudre une affaire de meurtres dans un Brésil exotique et un vocabulaire luxuriant. Ce premier étourdissement est suivi d’un brillant chassé-croisé temporel : il fallait une érudition borgésienne pour favoriser une rencontre autour de Poe et de Pessoa, l’auteur hétéronyme aux célèbres pastiches, via un Crowley qui leur aurait soufflé la même idée d’un poème. « Quand j’ai voulu ôter le masque, il collait à mon visage » est emblématique de la recette de Léo Henry : la rencontre de figures littératures tissée avec les fils thématiques communs à leur œuvre, des coïncidences biographiques comme le séjour en un même lieu, des relations communes, et un schéma narratif, une écriture, empruntés aux modèles. L’inspiration vient probablement à la faveur d’une bibliographie ou d’inédits exhumés ; ainsi « L’Invention de Guthman », référence au titre de Bioy Casares, qui met en scène, entre autres, Julio Cortazar et Fredi Guthman, trouve probablement sa source dans la correspondance de ce dernier retrouvée et publiée par Aurora Bernárdez, également présente dans le récit. Le repêchage de la gourmette de Saint-Exupéry est l’occasion d’une évocation du pilote hanté dans les moments les plus difficiles de son existence par une amicale présence, on devine laquelle, ne serait-ce qu’à partir du titre, superbe : « Je suis de mon enfance comme d’un pays ». Comme le suggère Mélanie Fazi dans sa dense et pertinente préface, l’inspiration vient des voyages, ceux effectués par l’auteur et ceux des aventuriers baroudeurs auxquels il rend hommage, dans les exotismes sud-américains, surtout littéraires comme l’Argentine, et les gravités austro-hongroises, entre Vienne et Prague (« Fragments retrouvés dans une poubelle de salle de bains, hôtel Venceslau, chambre 604 » convoque Meyrinck, Rilke et surtout Kafka, d’ailleurs récurrent ici). L’autre pôle est la prédilection pour les faux-semblants, pastiches et mystifications littéraires comme Ronceraille (imaginé par Claude Bonnefoy) dans « La Pelle et le pétrin », masques et pseudonymes multiples comme B. Traven/Ret Marut, présent dans le déjanté et hilarant « Indiana Jones et la phalange du troisième secret », où ce dernier, qui en prend pour son grade en tant que stupid US hero, enquête pendant la guerre d’Espagne et jusqu’à Fatima, en compagnie de Georges Orwell, mais aussi d’Ernest He-mingway, des reporters Robert Capa (parfois mystificateur aussi), de Gerda Taro, de la révolutionnaire Pilar Primo de Rivera, etc. « Kiss kiss, bang bang » multiplie les références populaires tout en interrogeant le statut du personnage qui ne vieillit jamais et éclipse son auteur, le tout raconté cette fois par une des James Bond girls.
Un autre point commun est l’alcool, dont les auteurs suscités abusent, et que Léo Henry, qui a déjà relaté les derniers jours de Fredric Brown dans Rouge gueule de bois, évoque en phrases d’une admirable justesse dans maints textes : « Laisse couler, bonhomme », au titre transparent, et surtout « Goudron mouillé, prière dérisoire », hommage parsemé de souvenirs et références au complice littéraire et à l’ami Jacques Mucchielli, à qui le recueil est dédié.
Une bibliophilie monstrueuse est à l’œuvre chez Léo Henry, qui se superpose au réel, comme finit par le faire la pin-up idéale du prisonnier qui en sélectionne soigneusement une par an pour l’ajouter à son mur d’affiches (« Soixante-dix-huit pin-up »), qui cannibalise l’existence, voire en fait son support, comme les œuvres sur peau humaine évoquées dans « Supplément au Bibliophage (1994-2003) ». La traque d’inédits jusque dans l’esprit des morts dans « Les Trois livres qu’Absalon Nathan n’écrira jamais », nouvelle primée au Grand prix de l’imaginaire en 2010, pose bien l’intérêt relatif, assurément douteux, qu’on peut apporter aux tourments des auteurs et aux gestations des récits. C’est l’histoire qui importe, rappelle « Nataraja », aux références mythologiques cette fois. Se préoccuper du talent seul, ici musical et cinématographique, peut être dangereux, comme le souligne l’inversion du thème du pacte méphistophélique (« L’Envers du diable »).
Tant d’érudition et de prédilections pour les masques et les emprunts, les codes secrets, les déchiffrages du réel et les souterrains obscurs s’expriment ailleurs, différemment, dans des textes fantasques ou à coloration science-fictive : la fuite dans l’imaginaire avec la terrible vocation des suicides en maison de retraite (« Arbre sec, arbre seul »), les histoires qu’on se raconte dans une guerre future où chaque mission ouvre droit à des avantages, des frais médicaux à la fille de camp, jusqu’à l’exonération d’un meurtre (« Sur le chemin du retour »). La ville même est un palimpseste qui bruisse d’anecdotes (« Un Festin de pierre »), les rêves de trésors magnifient toujours le réel, rappelle « Au Carrefour genouillé », ultime nouvelle d’un univers de science-fiction qui sera développé plus tard.
Point n’est besoin d’avoir l’érudition de l’auteur pour apprécier ces textes qui fonctionnent par eux-mêmes, quand bien même ils délivrent des clés pour aller au-delà du récit brut : l’érudition est le sel permettant de les savourer. La lecture de ces infernales mécaniques littéraires laisse un peu étourdi par tant de maestria dans les mises en abyme et de talent d’écriture. C’est sûr, Le Diable est au piano, mais Léo Henry a écrit la partition… Elle est éblouissante.