Il y a bien des manières d’appréhender le « Livre des martyrs malazéens ». Un point de vue savoureux et pas moins pertinent serait de contempler l’ensemble comme un plat de lasagnes. Un élément du CV de Steven Erikson, co-créateur de cet univers avec Ian C. Esslemont, nous intéresse particulièrement au sein de cette métaphore douteuse : il est anthropologue et archéologue de formation. Surtout, cet univers a été conçu non seulement comme une matière littéraire, mais aussi ludique, ayant été arpenté lors de nombreuses parties de jeux de rôle par les auteurs. Arrivés ici, rappelons qu’une autrice légendaire de SFF a baigné toute sa vie dans l’anthropologie, et qu’elle est à ce jour la seule issue de ces mauvais genres qui nous parlent tant à avoir été pressentie pour le Nobel de littérature.
Pourquoi diable un plat de lasagnes ? C’est simple : un monde imaginaire dont l’histoire plonge jusqu’à 300 000 ans dans le passé, 45 peuples, une myriade de divinités et un système de magie qui ne puise pas dans la mystique abstraite, mais dans des lieux que les personnages arpentent. Vous suivez ?
N’ayez crainte. L’histoire n’est pas présentée à la manière d’une chronique telle que le Silmarillion. Ceci n’est « que » la base sur laquelle s’appuient les événements narrés. Durant les dix tomes de la saga principale. Des lasagnes, oui, mais de la taille d’une maison.
Le premier volume, Les Jardins de la lune, narre des événements se déroulant en l’an 1160 du Sommeil de Brûle (comprenez 301 160) et relate la fin d’une campagne militaire dirigée par l’empire malazéen pour soumettre un continent. Cette campagne, la première d’une longue série, donne le la pour la saga… Car l’un des fils rouges importants de l’ensemble est tressé de plusieurs campagnes. Et c’est là l’objet d’une merveilleuse ambivalence. Car si l’on suit souvent les déboires de soldats en marche, le caractère martial du récit est dynamité par deux des thématiques centrales de l’œuvre : l’irrévérence et la compassion.
Pendant la totalité de la saga, Erikson s’entend à faire exploser diverses formes de structures, qu’elles soient sociales ou littéraires. Ainsi assiste-t-on à un carnaval incessant de soldats envoyant paître leurs supérieurs et désobéissant superbement à iceux, ou encore d’humains riant littéralement au nez des dieux. Notons que les civilisations peuplant les romans sont dépourvues de toute forme de sexisme. Il ne s’agit pas de marquer un bon point idéologique, il est simplement question d’une norme de cet univers, qui ne s’accompagne d’aucun réquisitoire pour asseoir sa légitimité.
La compassion ? Notre chère Ursula Le Guin écrivait dans son recueil d’essais Le Langage de la nuit que l’une des propriétés de la fantasy est de se saisir du spectre moral, d’en déplacer les curseurs et d’y poser de nouveaux jalons. Un enjeu brillamment saisi. Chaque peuple et chaque personne jalonnant le spectre moral posé peut être porteur d’antagonismes ou d’inimitiés ancestrales, tous solvables dans la compassion. N’imaginez pas pour autant que chaque chapitre se solde par un câlin, non. Ladite compassion est rendue possible par une polyphonie maîtrisée. Une telle variété de personnages est un des écueils du genre, car à trop vouloir peupler un monde, certains auteurs alignent les silhouettes, un défaut que l’on peut reprocher par exemple aux « Archives de Roshar » de Sanderson, saga pas exempte de passages et figures dilatoires. Ici, le lecteur accompagne des figures dont le relief flirte parfois avec les sommets que Mervyn Peake a atteints dans « Gormenghast », pas moins. Il y a donc quantité de personnalités à apprécier, haïr, et qui souvent laissent un vide une fois que l’on referme l’un de ces pavés de 1000 pages.
Bémol relatif, Erikson émaille le récit de considérations philosophiques et/ou morales longues de plusieurs pages. Au fil de dialogues intérieurs (si chers à Frank Herbert) ou de débats entre protagonistes, l’auteur prend le temps de mettre en exergue les thématiques profondes du récit, au risque que cela soit perçu comme une dilution par les plus bouledefeuvores des lecteurs – on sent toutefois là l’inspiration assumée des « Annales de la Compagnie Noire » de Glen Cook, qui joue sur l’ambivalence du récit subjectif/objectif.
L’ensemble paraît touffu, mais la cohérence demeure. Maintenant que toutes ces choses sérieuses ont été dites, rappelons que l’ambition d’Erikson était de produire une fantasy littéraire et épique. Pari gagné ! Vous croiserez des forteresses-lunes volantes peuplées de dragons, des morts-vivants se battant avec des épées en silex, des T-rex zombies, des gens qui deviennent des dieux, des dieux qui sont des gens, des épées buveuses d’âmes… c’est un véritable festival d’émerveillement ! En ce sens, Le Dieu estropié a tout d’un bouquet final réussi, un moment où toutes les cartouches de Tchekhov tapent dans le mille.
Après les tentatives avortées de Buchet/Chastel puis de Calmann-Lévy, grâce soit donc rendue aux éditions Leha d’avoir porté la saga jusqu’à son terme. Il est regrettable en revanche qu’une partie de ce qui fait la qualité littéraire de l’œuvre ait été gobée par un ver cosmique pendant la traduction. Enfin, bon, on peut pas tout avoir…