Philip K. DICK
J'AI LU
284pp - 5,00 €
Critique parue en mai 2000 dans Bifrost n° 18
Dès le début, Barney Mayerson ne sait pas où il est. Sa confusion initiale est vite dissipée : il s'est réveillé dans le lit de sa nouvelle assistante, Roni, d'une beauté renversante et d'une inquiétante ambition. Barney et Roni travaillent dans le département précog des Combinés P.P. (Poupée Pat), une firme qui vend aux colons de Mars (et d'ailleurs) des maisons de poupée (analogues à l'univers de Barbie). Pourquoi les habitants d'environnements aussi stériles et hostiles que ceux de Mars et des satellites de Jupiter se jettent-ils comme un seul homme sur des jouets ? C'est que les combinés s'utilisent avec une drogue, le D-Liss, qui permet à ses consommateurs de se projeter en hallucination dans le monde luxueux de Pat. Et c'est Léo Bulero, patron des CPP qui organise le réseau clandestin de vente du D-Liss.
Tout se complique avec le retour du système du Centaure de Palmer Eldritch, un industriel parti là-bas depuis dix ans (et sans doute entre-temps possédé par un extraterrestre). Eldritch et son organisation proposent aux colons une nouvelle drogue, le K-Priss, qui menace le marché de Léo Bulero, et celui-ci s'apprête à lutter contre Eldritch par tous les moyens. Mais quand Eldritch lui fait absorber du K-Priss, il se retrouve perdu dans un univers hallucinatoire empli de visions du futur, ou tout au moins d'un futur probable, comme ceux que Barney et Roni entrevoient avec leurs talents précognitifs. Un futur dans lequel il va devoir tuer Eldritch.
Quand Barney est envoyé sur Mars, il prend lui aussi du K-Priss, et toute la dernière partie du roman se passe dans des univers hallucinatoires qui prennent le visage de la réalité. Quand ce n'est pas la réalité elle-même qui est contaminée par la présence envahissante d'Eldritch ou de ses stigmates (bras artificiel, dents d'acier, yeux à fentes). Et là, Barney Mayerson ne sait vraiment plus du tout où il est… ni même qui il est quand il voit son propre bras se transformer en celui d'Eldritch…
Écrit au milieu de la période de productivité la plus intense de Philip K. Dick (en 1963-64, il pondit aussi Dr Bloodmoney, Les Clans de la lune alphane, En attendant l'année dernière, Simulacres, La Vérité avant-dernière, Dedalusman [Le Zappeur de mondes], Les Joueurs de Titan, Brèche dans l'espace, et une première version de Mensonges et Cie : excusez du peu !), Le Dieu venu du Centaure est un des chefs-d'œuvre de Dick. On y retrouve une imagination extravagante, pas toujours soucieuse de cohérence logique (le New York du futur, où il fait 80 °C à midi en raison du réchauffement climatique, paraît difficilement vivable). On retrouve un réseau de personnages analogue à celui de beaucoup de ses œuvres — comme dans En Attendant l'année dernière, on a le protagoniste, un employé (Mayerson/Sweetscent), son ex-épouse (Emily, qui ici fait de la poterie et a déjà quitté Mayerson), un patron plutôt bienveillant malgré son manque de scrupule (Leo Bulero/Gino Molinari), et un certain nombre de personnages secondaires — ici, les colons martiens sont intéressants, mais leurs petits démêlés sont laissés de côté une fois que la drogue est ingérée. On retrouve le mélange d'humour et de compassion caractéristique de Dick. Les Combinés P.P. sont un produit à la limite du ridicule, un regard ironique sur toute la société de consommation ; pourtant la loyauté à l'égard de Leo Bulero est un pivot moral pour Barney, qui ne se pardonne jamais de n'avoir pas risqué sa vie pour son patron quand ce dernier se confrontait à Palmer Eldritch sur la Lune. Son départ pour Mars est un exil expiatoire pour le désert, et la première personne qu'il rencontre dans le vaisseau spatial du voyage est une missionnaire. On retrouve aussi, bien entendu, les univers hallucinatoires qui préfigurent Ubik.
Mais ces univers (ou ces futurs potentiels) sont chargés d'un poids métaphysique qui les relient autant à la Trilogie divine de la fin de la vie de l'auteur (Siva, L'Invasion divine, La Transmigration de Timothy Archer) qu'à une oeuvre mineure de ses débuts, Les Pantins cosmiques, où une petite ville américaine était le théâtre de la lutte éternelle entre Mazda et Ahriman, dieux respectifs du bien et du mal dans l'ancienne religion persane. Toute sa vie, Philip K. Dick a été obsédé par les théories gnostiques, ou dualistes, dont les représentants les plus connus en France furent les Cathares languedociens aux XIIe et XIIIe siècles. Pour résumer brièvement, si Dieu, le vrai, est bon, l'univers que nous connaissons est mauvais, car il a été créé non par Dieu, mais par un démiurge, qui est mauvais. Les âmes humaines, qui sont d'essence divine, souffrent dans leurs gangues de chair, et doivent tendre à une réincarnation dans l'univers du vrai Dieu, un univers spirituel et bon. Dans certaines versions de la doctrine, ce parcours ne peut être accompli qu'après une succession de réincarnations — que Philip K. Dick, toujours foisonnant, voit comme un passage par une ribambelle d'univers parallèles qui se rapprochent de l'univers du Bien (voir sa conférence à Metz en 1977 ; mais ces univers sont déjà évoqués ici, où ils sont créés par le K-Priss).
Le dualisme imprègne Le Dieu venu du Centaure (dont le titre original, soit dit en passant, est The Three Stigmata of Palmer Eldritch ; référence religieuse aussi, aux stigmates du Christ, qui serait plutôt l'adversaire du démiurge dans les théories cathares). C'est bien entendu Palmer Eldritch qui joue le rôle du démiurge, créateur d'univers et persécuteur des hommes. Un dialogue à la fin du chapitre 12 est explicite sur ce point ; "« Vous voulez parler de Dieu », fit Anne Hawthorne. (…) « Mais… un dieu qui fait le mal ? » murmura Fran Schein dans un souffle."
La publicité pour le K-Priss proclamait : « Dieu promet la vie éternelle. Nous, nous la dispensons ». Une éternité de terreur, sous les yeux à fentes de l'omniprésent Eldritch ! Pourtant, alors même qu'ils ne savent plus dans quelle réalité ils sont, ni même parfois qui ils sont, les personnages de Dick, « créatures issues de la poussière », ne perdent pas l'espoir. Sacré Phil K. Dick !