Ursula K. LE GUIN
LIVRE DE POCHE
544pp - 9,70 €
Critique parue en juin 2001 dans Bifrost n° 22
Le Dit d'Aka, qui s'inscrit dans le « cycle de l'Ekumen », marque le grand retour d'Ursula Le Guin à la science-fiction. Peintre humaniste de cultures différentes dont l'exposition amène à réfléchir sur la nôtre, l'auteure aborde cette fois le problème de l'intolérance à laquelle peuvent mener le fanatisme et la honte : le mouvement religieux anti-scientifique dont Sutty l'indienne devenue l'émissaire de l'Ekumen, a subi les exactions, trouve un écho dans la nouvelle civilisation scientiste de la planète Aka, qui, impressionnée par la supériorité technologique de l'Ekumen, s'efforce de gommer par la répression des siècles d'immobilisme et, estime-t-elle, de sous-développement. Parce que le même radicalisme est à l'œuvre malgré des idéologies opposées, on estime que la jeune femme sera à même de sauver les vestiges de la culture Aka dont on a programmé la destruction en interdisant, entre autres, les livres et l'écriture.
Heureusement pour Sutty, perdurent dans les montagnes des conteurs qui transmettent leur culture à travers les infinies variations du Dit d'Aka, « vaste ensemble de discours philosophiques sophistiqués sur l'être et le potentiel, la forme et le chaos ; de méditations mystiques sur le Faire et le Fait », admirable série de poèmes célébrant l'harmonieuse union de l'homme et de la nature. Évitant de marcher sur les traces du Bradbury de Fahrenheit 451, Le Guin s'attache à dévoiler progressivement cette civilisation faite d'humilité plus que de simplicité, éprise de vérité, et dont les charmes sont autant de réquisitoires contre la civilisation technologique occidentale.
Si, en ethnologue confirmée, elle emprunte largement aux Akha de la forêt thaïlandaise, eux-mêmes menacés par le rejet dont ils font l'objet, ayant perdu l'écriture et perpétuant une culture à travers « dix mille vers de poésie, qu'ils se transmettent par voie orale, grâce à une chaîne ininterrompue de maîtres et de disciples appelés pimas » (« maz » chez Le Guin), c'est pour mieux transcender par la fiction la question des cultures menacées d'extinction et le problème, propre à l'ethnologie, du choc des cultures : la civilisation la plus avancée, toute neutre et bienveillante qu'elle soit, risque fort de générer chez son interlocuteur des sentiments de honte et de rejet de sa propre culture, de sa propre identité.
L'intelligence, la sensibilité et le style de Le Guin font du Dit d'Aka un grand roman.
Il est complété par Le Nom du monde est Forêt, dont la dernière édition française remonte à 1984, où l'intervention de la Ligue des Mondes est plus brutale puisqu'elle asservit les créâtes, les singes verts de la planète-forêt Athsthe, dans le but de récupérer le bois et de transformer leur monde en un paradis dont ils seront exclus.
Enfin, est repris en fin de volume, avec un avant-propos pour la présente édition, un essai de Gérard Klein datant de 1975, « Malaise dans la science-fiction américaine », dont la pertinence et la clairvoyance furent célébrées en son temps et qui reste d'actualité un quart de siècle plus tard, étude dans laquelle, après avoir analysé le groupe social que constitue la science-fiction, Klein commente abondamment l'œuvre et l'extraordinaire univers de Le Guin, une autrice hors du commun.