Valerie MARTIN
ALBIN MICHEL
338pp - 22,00 €
Critique parue en juillet 2016 dans Bifrost n° 83
4 décembre 1872, au large des Açores. La Mary Celeste, un brigantin américain qui faisait la traversée de New-York à Gênes, est découvert, à la dérive et vide de tout équipage, par le Dei Gratia, un navire britannique qui suivait la même route. À bord, aucune trace de violence, et même si le bâtiment est endommagé, il est encore en état de naviguer. Remorquage, spéculations, procès, le temps passa mais nul ne sut jamais ce qu’il était advenu du capitaine Benjamin Briggs, de sa femme Sarah et de leur fille Sophia, ainsi que du reste de l’équipage. L’époque se passionna pour ce mystère, puis l’oublia. Valerie Martin y revient aujourd’hui dans un roman touchant dont le point central n’est pas la résolution de l’énigme, mais bien plutôt la manière dont celle-ci a impacté la vie de beaucoup, proches ou étrangers. Il est surtout l’occasion d’une plongée dans le XIXe siècle anglo-saxon, époque troublée entre spiritualisme, romantisme, explosion du champ littéraire et féminisme naissant.
Le Fantôme de la Mary Céleste est un roman difficile à décrire. Bifrost oblige, disons qu’il contient un peu de fantastique, mais très peu ; cela ne l’empêche en rien d’être d’une lecture fort agréable. En effet, Martin offre au lecteur un texte qui rappelle fortement les œuvres épistolaires (même si on n’y trouve que peu de lettres) du XIXe avec leur ton gothique plein de mystère, de morts tragiques, de drames familiaux, de jeunes filles énamourées ou inconsolables. La narration est chronologique mais éclatée. De 1859 à 1898, des USA à Londres, de passages narrés à fragments de journaux intimes, de télégrammes officiels à extraits de romans, l’ouvrage est une frise chronologique sur laquelle se succèdent les rédacteurs, chacun dans son style propre. Si trois personnages se détachent?– la médium Violet Petra, la journaliste Phoebe Grant, le célèbre Conan Doyle –, ceux-ci sont surtout des projecteurs éclairant la réalité d’un siècle contrasté. On y croise des femmes qui, progressivement, s’affirment dans une époque qui peine à leur faire une place (de l’anonyme « Femme du capitaine » du premier récit jusqu’à Violet et Phoebe – qui paient leur émancipation d’un célibat définitif – sans oublier la suffragette Mrs Atlas). On y voit des filles amoureuses de l’idée même de mariage dans une société où ceux-ci unissent non des individus mais des lignées. On y constate la stratification sociale rigide et inégalitaire ainsi que le racisme naturaliste d’intellectuels comme Conan Doyle lui-même qui exécra l’Afrique et ses habitants. On s’y amuse de la folie spiritualiste qui saisit la bonne société (jusqu’à Conan ‘Holmes’ Doyle) alors même que le progrès scientifique avançait à grands pas. Mais plus que tout, Le Fantôme de la Mary Celeste est, en pointillé, l’histoire de la vie si triste de Violet, dont la haute société fit son animal domestique. Choyée mais jamais libre, hébergée puis transmise de famille en famille au gré des caprices de ses protecteurs, Violet est une figure tragique qui passe à côté de sa vie comme, chez Ishiguro, James Stevens passa à côté de la sienne.