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Les critiques de Bifrost

Le Feu sacré

Bruce STERLING
POCKET
417pp -

Critique parue en mai 2000 dans Bifrost n° 18

Avec Le Feu sacré, Bruce Sterling, connu comme chef de file du mouvement cyberpunk pour ses romans La Schismatrice, Les Mailles du réseau et son anthologie Mozart en verres miroirs, nous projette à une vie d'ici dans le futur. La vie de Mia Ziemann, économiste médicale californienne de 94 ans.

Ce qui frappe dans ce roman, c'est la pertinence des problématiques qui y sont soulevées, leur plausibilité — ou encore la médiocrité de sa traduction… Le Feu sacré parle de ce dont il faut parler. Alors que le taux de croissance de l'industrie médico-pharmaceutique ne fait que croître et embellir, Sterling le projette sur un siècle qui aboutit à une sorte de « meilleur des mondes ». La santé n'est nullement imposée et on n'est pas dans les formes du totalitarisme classique, mais dans un système basé sur l'exclusion. C'est la fameuse société où tout va à la santé, laquelle occupe la place centrale qui naguère était celle de l'agriculture. Les traitements de longévité ne bénéficient qu'à ceux qui ont eu une vie aseptisée, se sont astreints à rester en forme, tenus à l'écart de la mal'bouffe, abstenus de tout risque et, surtout, n'ont que peu coûté au système de santé, aidés en cela par les flics maternant du « Soutien Civique », intransigeants mais souriants gardiens d'une hygiène personnelle, chargés d'exclure les individus à risque. La longévité s'étant accrue, le pouvoir reste dans les mains de ses bénéficiaires, engendrant l'avènement d'une gérontocratie de fait. C'est une telle vie qu'a mené 94 ans durant Mia Ziemann.

Elle optera pour un traitement expérimental de réjuvénation des plus radicaux, qui va lui rendre le corps de ses 20 ans. Mais à 20 ans, on a du mal a supporter les contraintes drastiques qui vont de pair avec un tel traitement : à 20 ans, on veut vivre. Pas servir de cobaye. Elle s'enfuira donc en Europe pour y vivre comme une marginale, une clandestine. Elle y rencontrera de vrais jeunes tentant de résister à la gérontocratie en place.

Wanderjahr. Ces voyages qui forment la jeunesse. Ces rites de passage, au retour desquels le jeune était devenu un adulte sachant se débrouiller par lui-même, ont disparu de nos sociétés où les antipodes sont à 24 heures de vol et à portée de voix via le téléphone portable et le Net. La S-F est le révélateur de ce manque patent qui nourrit certaines de ses plus belles pages : Rite de passage d'Alexeï Panshin, L'Enfant de la fortune de Norman Spinrad, La Jeune fille et les clones de David Brin ou Molly zéro de Keith Roberts — sans exhaustivité. Comme ses prédécesseurs, Sterling a choisi de faire effectuer son voyage par une jeune femme, mais, alors que les suscités œuvraient dans le space opera ou le post-catastrophique, il a opté pour un futur prospectiviste dans le prolongement du monde contemporain. Cet éclairage révèle que l'Œdipe du XXIe siècle est une rupture forte entre mère et fille ; Mia Ziemann incarnant les deux rôles, la fille sous le nom de Maya. Ainsi, la police est vêtue du rose emblématique des petites filles. Les gérontocrates sont très majoritairement des femmes puisque les comportements autodestructeurs qui sont générés par le retournement masochiste de l'agressivité liée à la production de testostérone restent libres. Aux institutions des siècles passés a succédé une société matricielle, un cocon où les gens sont maternés en vue d'un ultraconformisme étouffant. Tous les hommes jeunes du roman apparaissent en révoltés caractériels, velléitaires et immatures. Cette société-là suffoque. La Terre toute entière n'est plus qu'un monstrueux hospice à l'échelle mondiale. Le traitement subi par Mia sera abandonné car il apporte une nouvelle jeunesse, y compris l'activité hormonale qui va avec, et non « l'éternelle vieillesse » qu'espéré cette société ménopausée.

Bruce Sterling nous propose une fin de l'Histoire peuplée de petits vieux — de petites vieilles, plutôt — , sains et frileux mais riches, gérant le présent pour que leurs lendemains ressemblent à hier. Un univers d'où les jeunes ne chasseraient plus les vieux au fil des générations mais l'auraient été une bonne fois pour toutes. Déjà aujourd'hui, la transmission du patrimoine ne se fait plus qu'au sein d'une frange de plus en plus vieille de la population. Il porte la contradiction au pays du consensus mou ; il a trouvé un bon angle d'attaque pour stigmatiser le danger géronto-féminin et l'involution inhérente. Les fins de l'Histoire n'ont-elles pas toutes en commun leur conservatisme ?

Bien que Bruce Sterling n'ait jamais été un auteur à la dynamique fulgurante, Le Feu sacré va faire l'effet d'une bombe dans le paysage de la S-F sociologique. Iconoclaste et à contre-courant, ce roman dynamite les thèses sociales en odeur de sainteté tant dans la S-F qu'en sciences humaines. Il pointe le danger insidieux parce que sous-jacent du consensus idéologique enthousiaste qui prévaut aujourd'hui. Il interroge sur l'avenir libidinal d'un monde d'où la pulsion de mort aurait été éradiquée pour accéder à un stade posthumain. Visionnaire.

Jean-Pierre LION

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