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Les critiques de Bifrost

Le Fils de l'homme

Le Fils de l'homme

Robert SILVERBERG
LIVRE DE POCHE
319pp - 6,10 €

Bifrost n° 49

Critique parue en janvier 2008 dans Bifrost n° 49

Ecrit en 1971, ce court roman lysergique vient s'insérer sans solution de continuité dans une production qui est alors à son apogée. La même année, Robert Silverberg va sortir trois autres de ses plus grands classiques : L'Homme programmé, Le Temps des changements et Les Monades urbaines. Résolument atypique, Le Fils de l'homme brille d'un éclat particulier dans cette constellation. Robert Silverberg en parle comme l'un de ces romans dont « on ne dépasse pas la troisième page, ou bien dont on fait partie de la minorité active de fans qui le relit régulièrement ». On ne peut que lui donner raison, car Le Fils de l'homme ne se laisse pas apprivoiser aisément. Son intrigue est relativement banale. On y suit Clay, enlevé par le flux du temps et transporté dans un lointain futur. Si lointain, si étranger, qu'il en devient incompréhensible à l'homme du XXe siècle. On pense naturellement aux Danseurs de la fin des temps de Moorcock, mais l'esthétique et la finalité du Fils de l'homme sont toutefois bien différentes.

Entre 1968 et 1974, Silverberg est à pied d'œuvre. Presque sans transition, le faiseur surdoué, mais sans lustre, est devenu un génie enfiévré, consumé par le doute et qui cherche frénétiquement dans sa fiction les réponses à ses questions. Mais en coulisses, plusieurs personnes ont permis cette mue. Deux surtout. Frederik Pohl tout d'abord, qui, en tant que directeur littéraire (il est alors rédacteur en chef de If et de Galaxy), va donner à Robert Silverberg l'occasion d'écrire et de placer les textes plus ambitieux auxquels il aspire depuis longtemps. L'autre, c'est son voisin et ami, Harlan Ellison. Il sait que Silverberg est capable de faire exploser les carcans de la S-F traditionnelle « à la Campbell », et il va nourrir ses envies en ouvrant ses horizons littéraires. Déjà grande gueule, déjà iconoclaste et volontiers irrévérencieux, Ellison est lui-même un expérimentateur (parfois même trop extrême pour le très sage et mesuré Silverberg) et il va encourager son ami à explorer une écriture plus personnelle.

C'est encouragé par ces deux personnages, forts différents, que Silverberg va se hasarder sur une S-F plus intimiste, plus proche de l'humain. Plus mature aussi, et plus expérimentale dans sa forme. Il affirme son écriture, sa technique. Son style aussi. Et à la pointe extrême de ses expérimentations se trouve… Le Fils de l'homme.

Le roman est à voir comme une sorte de défi technique. Son chef-d'œuvre de compagnon du tour de France, en quelque sorte. Et comme nous sommes encore dans les derniers soubresauts du psychédélisme, Silverberg va tenter de saisir les derniers effluves des fleurs que les jeunots se sont plantées dans les cheveux. Y confrontant peut-être sa propre expérience avec le LSD, il va faire du Fils de l'homme un roman synesthésique. Dans une écriture tout aussi sensuelle que sensorielle, Silverberg concentre son effort sur le plaisir du verbe. Il compose ses phrases comme une palette de peintre, dispose de ses sens avec une désinvolture qui fleure bon l'ergot de seigle. Le Fils de l'homme est une tentative débridée de déconstruction narrative, mais avec cette retenue un rien bourgeoise dont ne se départit jamais Robert Silverberg. Il en résulte une histoire complètement anecdotique, peuplée de personnages improbables, dont on ne saura finalement pas grand-chose, car ils ne sont que des poupées d'argile remodelées au gré des pages (je vous rappelle que le personnage principal s'appelle Clay — argile, en anglais). Et pourtant, à aucun moment Silverberg ne se laisse aller à lâcher sa ligne de récit, si ténue soit-elle. C'est elle qui empêche le lecteur de couler, et de s'abîmer dans l'ennui et l'incompréhension. Comme jamais le fond n'est sacrifié à la forme, Le Fils de l'homme reste abordable, mais risque de grandement dérouter ceux qui ne connaissent que le Silverberg du cycle de Majipoor. On pourrait facilement en déduire qu'il s'agit alors d'un ouvrage dispensable. Il n'en demeure pas moins un roman fascinant, une expérience flamboyante et une magnifique leçon d'écriture qui se doit de figurer dans le cursus de tout aspirant écrivain.

Éric HOLSTEIN

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