Stephen KING
LIVRE DE POCHE
768pp - 8,60 €
Critique parue en octobre 2015 dans Bifrost n° 80
Le fléau qui donne son titre au roman, c’est cette super-grippe qui, en ce début d’été 1990, s’échappe accidentellement d’un laboratoire de l’armée américaine et ne tardera pas à se répandre à travers les USA puis le monde. On la surnomme l’Etrangleuse ou le Grand Voyage. Et pour cause, avec un taux de mortalité qui frôle les cent pour cent. Cependant, certaines personnes y semblent naturellement immunisées : c’est le cas de Frannie, jeune femme qui envisageait de se marier avec celui qui l’a mise enceinte ; de Larry Underwood, chanteur qui venait de décrocher son premier tube mais se retrouve dans une galère financière ; de Nick Andros, sourd-muet propulsé adjoint du shérif ; de Stu Redman, l’homme le plus tranquille du Texas ; d’autres encore, dispersés à travers les USA… Alors que l’épidémie se propage, tous ont en commun de faire le même rêve : une vieille femme, la plus âgée de tout le pays, sûrement, mère Abigaël, les invite à la rejoindre chez elle, au Nebraska. Mais non loin rôde l’homme en noir. Randall Flagg, véritable incarnation du mal. Peut-être est-ce lui, le véritable fléau ? Au cours de cet été délétère, deux communautés de survivants vont se former. La première, centrée autour de mère Abigaël, à Boulder, Colorado, va tenter de réinventer l’Amérique tant bien que mal ; la seconde, vivant sous la coupe de Flagg, de l’autre côté des Rocheuses, à Las Vegas, nourrit des plans bien plus occultes. L’affrontement (un des sens du titre original du roman) est inévitable…
Quatrième roman publié de Stephen King (cinquième si l’on compte Rage écrit sous le pseudonyme de Richard Bachman), Le Fléau a eu une genèse complexe : à l’origine, King voulait écrire une histoire au sujet de Patty Hearst (petite fille du magnat de la presse Randolph Hearts, victime d’un enlèvement et qui a fini par se rallier à ses ravisseurs). Faute d’y parvenir, il s’est tourné vers une autre idée, dérivant du classique de George Stewart, La Terre demeure, et d’une précédente nouvelle, « Une sale grippe » (1969). Le roman est publié originellement en 1978, après que l’éditeur a obligé l’auteur à des coupes drastique (l’équivalent de 400 pages) dans le matériau romanesque. En 1990, fort de ses succès en librairie, King republie Le Fléau, dans une version actualisée, qui inclut la majeure partie des passages coupés. Dans sa version poche, le roman tutoie les 1600 pages : c’est là, hors « La Tour Sombre », l’œuvre la plus imposante de l’auteur, plus longue (de peu) que Ça et Le Dôme. Pourtant, malgré son effarant format fleuve, Le Fléau s’avère d’une fluidité exemplaire. King prend son temps pour poser ses personnages, les admirables comme les haïssables, et suivre le développement de l’épidémie. A l’inverse, au vu du rythme lent où l’on voit l’expansion du virus et le rassemblement auprès de mère Abigaël, le dénouement du roman apparaît presque précipité.
Au long des pages, Le Fléau prend des proportions quasi-bibliques dans cette réécriture du Déluge. Si mère Abigaël est une incarnation récalcitrante de Noé, pas insensible au péché d’orgueil, Randall Flagg est quant à lui l’antagoniste, la figure du mal, jamais aussi puissant que lorsqu’on le craint. Un personnage ignoble, qui ressurgira sous ce nom ou ses seules initiales dans les œuvres ultérieures de King. Sans que le roman fasse montre de quelque prosélytisme religieux, les bondieuseries abondent toutefois dans Le Fléau, et pourront agacer athées et autres mécréants : c’est là le principal point d’achoppement du roman, avec son américano-centrisme forcené — rien n’existe hors des USA — et son relatif manichéisme. Pas que les personnages manquent de nuances, mais Bien et Mal sont peut-être trop évidents et laissent peu de place à l’entre-deux.
Il n’empêche : King est ici au meilleur de sa forme. Peut-être pas chef-d’œuvre, mais grande œuvre assurément. Une fois le lecteur pris dans Le Fléau, difficile pour lui de lâcher le livre ou d’abandonner ses personnages inoubliables — ou de voir quelqu’un se moucher sans lui jeter un regard suspicieux.