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Les critiques de Bifrost

Le Gambit du Renard

Yoon Ha LEE
DENOËL
384pp - 23,00 €

Critique parue en janvier 2019 dans Bifrost n° 93

2018 aura été une année de transition pour la collection « Lunes d’encre », avec l’arrivée aux manettes de Pascal Godbillon et celle de nouveaux auteurs. Ainsi, après Adrian Tchaikovsly, Annalee Lewitz et Peter Cawdron, c’est au tour de l’Américain Yoon Ha Lee de faire son entrée avec Le Gambit du renard, premier roman et premier volet d’une trilogie (ce que n’a pas jugé utile de préciser l’éditeur).

Si on se fie à son intrigue, on serait tenté de classer ce roman dans la catégorie des space opera militaristes. De fait, après une première bataille meurtrière en guise de prologue, on enchaîne presque immédiatement avec une seconde, qui va s’étendre sur près de 300 pages. Rien de neuf dans les tranchées, en apparence. Et pourtant, on conseillera aux fans de Jack Campbell et David Weber de n’aborder ce livre qu’avec la plus extrême prudence, tant les risques d’AVC sont élevés.

Certes, le contexte est classique, celui d’une société belliqueuse, l’Hexarcat, en conflit permanent aux quatre coins de la galaxie, à la fois pour étendre son territoire et pour mater la moindre velléité de sédition. Dans le cas qui nous intéresse ici, la menace se nomme la Forteresse des Aiguilles Diffuses, une station spatiale dont la localisation constitue un danger critique pour le pouvoir en place si elle menait à bien ses projets de sécession. Pour l’en empêcher, l’Hexarcat envoie sur place une jeune officier aux méthodes peu orthodoxes, Kel Cheris, laquelle se voit contrainte de cohabiter au sein de son esprit avec Shuos Jedao, le fantôme d’un général aussi brillant que fou, mort quatre siècles plus tôt.

La situation de l’héroïne n’est pas la moindre des étrangetés de ce récit. Ainsi, les armes utilisées lors des nombreux affrontements auxquels on assiste n’obéissent guère aux lois de la physique. À ceci, une explication simple : dans cet univers, ces dernières ne sont qu’une variable qu’il est possible d’ajuster à grands renforts de mathématiques, de rites sociaux et de croyances, auxquels il convient d’ajouter une pincée de sacrifices humains. À ce niveau d’abstraction dans les progrès scientifiques atteints par cette civilisation, on pourra au choix classer Le Gambit du renard dans la hard science ou dans la space fantasy.

C’est dans ce domaine que Yoon Ha Lee excelle. La société qu’il met en scène est d’une complexité stupéfiante, et repose sur des codes à la fois précis, rigides et singuliers, quel que soit le domaine abordé, de la manière de tuer son prochain à celle de bien se tenir à table. Et le romancier a choisi de pousser son lecteur dans le grand bain sans lui fournir grand-chose à quoi se raccrocher… Soyons honnête : dans les premiers chapitres, on n’est jamais très loin de la noyade. Pourtant, au fil des pages, l’univers qu’il décrit fait progressivement sens, le flot d’informations continu auquel il nous soumet vient enrichir la compréhension que l’on acquiert petit à petit de cette société, aussi éloignée de la nôtre soit-elle. Rares sont les romans de SF à ce point immersifs dans un monde qui nous est étranger à tous points de vue.

Ceci dit, Le Gambit du renard reste en premier lieu une histoire de bataille spatiale. Il y a une dichotomie assez gênante entre l’intrigue, pour le moins basique, et la complexité de l’univers dans laquelle elle se déploie. À n’adopter que le point de vue des militaires qu’il met en scène, Yoon Ha Lee ne donne à voir qu’une vision parcellaire, et par là même frustrante du reste de cette société. En outre, le duo formé par Kel Cheris et Shuos Jedao est trop déséquilibré pour bien fonctionner : lui est un personnage complexe, à la fois héros et traître à sa patrie, aux motivations obscures et au parcours riche en péripéties, tandis qu’elle n’est guère plus qu’un réceptacle.

Ces défauts donnent parfois le sentiment que le roman se résume à un exercice de style, brillant, certes, mais un peu vain. Il n’en est pas moins vrai qu’on le referme avec l’envie chevillée au corps d’en lire la suite dans les meilleurs délais.

Philippe BOULIER

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