Christopher PRIEST
DENOËL
320pp - 21,30 €
Critique parue en janvier 2009 dans Bifrost n° 53
Richard Grey a été soufflé par l'explosion d'une voiture durant un attentat à la bombe. Non lors d'une situation à risques qu'affectionne ce caméraman plusieurs fois primé pour l'audace de ses reportages, mais alors qu'il se rendait chez lui. Depuis, soigné dans un institut spécialisé, il réapprend l'usage de son corps, tente de recouvrer aussi bien sa mémoire physique que mentale, car Richard est devenu amnésique. Un matin, il reçoit la visite d'une jeune femme. Susan Kewley affirme être sa compagne, ou l'était plus ou moins, car leur relation se trouvait ternie par la présence de Niall, ancien amant de Sue. Toujours là sans véritablement l'être, il contrariait leurs rapports, sans que cela n'évoque rien à Richard. Jusqu'à ce qu'à l'occasion d'une séance d'hypnose conduite par le docteur Hurdis, les souvenirs affluent. Richard aurait bien rencontré Susan dans le train de Nancy en partance pour la Côte d'Azur, où ils auraient entamé leur relation. Partiels, partiaux, les fragments mémoriels se présentent en désordre, et non sans contradictions : Richard est persuadé à son retour chez lui qu'il manque une pièce dans son appartement. Susan affirme n'avoir jamais quitté la Grande-Bretagne. Cependant tous les souvenirs s'organisent autour d'une double constante : « La prétention répétée de Sue à l'invisibilité et sa relation obsessive, destructrice, à Niall. »
Dans ses Nouveaux essais sur l'entendement humain, le philosophe Leibniz distingue l'identité personnelle de l'identité réelle. La première, assurée par la mémoire, suffit à garantir que l'on est soi, permanence du sujet à travers les modifications. Mon corps change, le contenu psychique évolue avec l'âge, mais je ne doute pas d'être moi. Pourtant, comme l'affirme Leibniz, la mémoire est imparfaite, sujette à l'oubli. De plus, incapable de se souvenir de notre propre naissance, il faut s'en remettre à la mémoire d'autrui pour s'assurer d'être soi, autrement dit faire confiance à d'autres. À l'inverse, l'identité réelle est assurée par la perception qui est ininterrompue tout au long de notre existence, y compris durant le sommeil.
Cette évocation de Leibniz n'est en rien gratuite puisqu'elle contient les thèmes majeurs du roman de Christopher Priest, ainsi que l'affirme l'un des protagonistes : « Me crois-tu ? As-tu vraiment bonne mémoire ? Peux-tu te fier à ce dont tu te souviens, ou uniquement à ce qu'on te raconte ? » Reste donc la perception, mise à mal dans Le Glamour où il est question d'invisibilité. Mais comme souvent chez Priest, les énoncés se confirment ou se contredisent au fil de la narration. Ainsi par exemple des invisibles qui se nomment eux-mêmes « glams ». Pour glamour, de l'antique écossais « glammer », charme que lançait une sorcière à la demande d'un prétendant qui souhaitait ainsi soustraire sa fiancée aux yeux des hommes. Cette information nous est donnée par Sue qui la tient de Mrs Quayle, son initiatrice, femme d'âge mûr et spirite dont il nous est dit plusieurs fois qu'elle développe ses propres explications. Or, on retrouve exactement les mêmes termes de « nuages » et « vrilles » dans la bouche de n'importe quel invisible isolé. Car ceux qui possèdent le don forment davantage un agrégat qu'une communauté. Ils sont des marginaux, à l'espérance de vie réduite du fait de leur capacité.
Plus étonnant encore est la nature de Susan. De son propre aveu, elle était une enfant terne, aux notes moyennes en classe, non pas transparente mais difficile à remarquer. « Je rôdais juste sous la surface de la normalité. » À ce point normale qu'elle en devient anormale pour la norme, les gens ordinaires. Ce que confirme point par point la mère de la jeune femme lors d'une visite impromptue de Richard : « Dites-lui, s'il vous plaît. Dites-lui exactement ça : j'aimerais la voir. » Sue qui, s'adressant à Richard dont elle connaît l'amnésie, lui dit : « Je n'aime pas que tu me regardes, tu le sais parfaitement. » À nouveau, mémoire et perception.
Sans parler des souvenirs de Richard qui, d'après son médecin, pourraient relever de la paramnésie. Autrement dit d'une mémoire factice, dont les souvenirs seraient inventés. Deux éléments récurrents viennent rythmer le récit, que Priest éclaire à chaque fois d'un jour différent. Tout d'abord une carte postale où est écrit : « Dommage que tu ne sois pas là » et signée d'un X, dont l'envoyeur et le destinataire ne cessent de changer. Et puis la France, un pays de chromo où les gens se déplacent en vieille Citroën, dont les serveurs de restaurant portent cheveux gominés et fine moustache. Un dîner y coûte cher, trois mille anciens francs, trente francs français (p. 79) alors que plus loin dans le récit on paye un vin en euros (p. 241). Niall fume forcément des Gauloises, au paquet bleu timbré d'un Made in France destiné à l'export. Sachant que Priest connaît la France et qu'il a récrit son roman, tout cela sonne faux, et donc juste, ces éléments ayant pour but de déstabiliser le lecteur. Tout comme un pronom, un simple mot qui renverse le récit et nous invite à le relire aussitôt à l'aune de cette information. Ce tour d'escamotage réjouira ceux qui ont lu Le Prestige.
Enfin, il y a Richard. Du fait de ses horribles cicatrices, son corps est, littéralement, non visible. Doutant du talent de Sue, il est lui-même départi de son physique. La scène, p. 262, où une strip-teaseuse exhibe ses vergetures sous son objectif fonctionne comme admirable contrepoint. C'est d'ailleurs un cliché, que n'a pas pris Richard, qui lui révèlera le prétendu physique de Niall. Mince, cheveux châtains, somme toute banal, à la fois « maussade et arrogant », l'invisible est capturé sur pellicule puisque l'appareil photo ne ment pas. C'est d'ailleurs là tout le problème de Richard, observer sans regarder, capturer sans comprendre, œil assisté par la machine, comme une prothèse dont il avait l'usage avant d'être handicapé. « L'œil pur et la caméra nous donnent les objets tels qu'ils existent dans le temps. Non falsifiés par le Voir », affirmait Jim Morrison dans Seigneurs et nouvelles créatures. L'œil projette toujours ses angoisses, ses désirs, sans jamais percevoir l'innocence du réel. En nous demeurant à jamais invisible, le monde ne manque pas de glamour.