On le dit à chaque fois que l’un de ses romans arrive jusqu’ici (c’est-à-dire environ tous les dix ans) : Cory Doctorow est un écrivain trop peu traduit en France. Alors qu’il est l’un des plus pertinents, l’un des plus en phase avec le monde actuel (un simple tour par ses blogs, Craphound ou Pluralistic, devrait suffire à vous en convaincre).
Le Grand Abandon fait partie de ces trop rares romans qui, partant d’un constat unanimement partagé de désastre écologique, économique, politique et social, choisit d’imaginer quel monde meilleur pourrait s’en extraire, à rebours de toutes les dystopies ou autres retours à la nature qui s’accumulent sur les tables des libraires. Ici, Doctorow imagine une utopie d’abondance, et trace le parcours semé d’embûches qui pourrait nous y mener à travers l’histoire d’une poignée de personnages. Le roman se déroule une cinquantaine d’années dans le futur, à une époque où les richesses sont plus que jamais détenues par une minorité et que de plus en plus d’individus choisissent de ne plus accepter ces règles du jeu pipées et de quitter ce « monde par défaut » pour rejoindre les « abandonneurs » et la nouvelle société qu’ils tentent de bâtir. Une société où les innovations technologiques jouent un rôle tout aussi essentiel que la redéfinition des rapports sociaux, et dont les percées scientifiques finissent par constituer une menace pour le pouvoir encore en place.
Le Grand Abandon fait partie de ces livres où le propos l’emporte parfois sur l’aspect romanesque, à l’instar de Révolte sur la Lune de Robert Heinlein. Tout en se situant aux antipodes du point de vue politique (Doctorow cite comme inspiration en fin d’ouvrage les travaux de Rebecca Solnit, David Graber et Thomas Picketty), il lui emprunte ses techniques. D’où ces longs dialogues visant à expliciter tel ou tel point de vue des abandonneurs, et ces personnages secondaires qui n’ont souvent d’existence que le temps d’une confrontation d’idées. De ce point de vue, le roman prête parfois le flanc à la critique. Il n’empêche que ses personnages principaux sont suffisamment attachants pour que l’on se prenne au jeu, et que les obstacles auxquels ils ont à faire face sont mis en scène de manière suffisamment spectaculaire pour tenir en haleine tout du long. Surtout, Le Grand Abandon est un roman intellectuellement stimulant, développant avec rigueur un futur qu’on aurait envie de connaître. Combien de romans de science-fiction sont-ils parvenus à vous procurer cette sensation ces dernières années ?