Yves REMY, Ada REMY
LE VISAGE VERT
292pp - 19,00 €
Critique parue en juillet 2019 dans Bifrost n° 95
« Je suis immortel, jusqu’à preuve du contraire, car la mort est une chose qui n’arrive qu’aux autres ; du moins, si j’en crois mon expérience personnelle. » Voilà une boutade idéale pour introduire Le Grand Midi.
« Sous leur masque posthume, le(s) [anti]héros de ce livre poursui(ven)t la destinée tragique qui fut la sienne(leur) sur cette terre. Il(s) redevien(nen)t un(des) personnage(s) vivant(s), uni(s) par les liens du cœur et qui l’(es) enchaîne(nt) dans les rets de la fatalité. Mais à travers l’opposition des êtres et malgré la tragédie de sa(leur) destinée, les sentiments paraissent grandis d’avoir dépassé le seuil de l’enfer. »
Non, cette citation ne provient nullement d’une quelconque critique du Grand Midi mais de la présentation sur le site Amazon du roman La Comédie des Portraits du grand auteur fantastique belge Franz Hellens. Difficile de choisir de plus justes mots pour évoquer le roman des époux Rémy, aussi ne m’y risquerais-je point. Cirons encore Nosso Lar (Notre Demeure) film brésilien de Wagner De Assis, tiré d’un ouvrage du médium brésilien Chico Xavier, Morwyn, le roman de John Cowper Powys, L’Autre Rive de Georges-Olivier Châteaureynaud et bien sur La Divine Comédie de Dante Alighieri pour compléter cette cartographie situant le livre qui ici nous occupe.
Le Grand Midi, donc. Gregor Kopfmann touche le fond, faisant l’article pour un cabaret érotique de troisième ordre affublé d’un haut d’uniforme d’opérette (ne perdons pas de vue que les Rémy sont spécialistes d’histoire militaire et entre autres d’uniformes), objet des fantasmes de Léna, la meneuse de revue qui ne l’accepte que dans cette tenue pour leurs amours mortifères. Pas vraiment un beau jour, il a un malaise… C’est à ce moment qu’il croise pour la quatrième fois le colonel Ernte Lethal (le prénom signifie « moisson » dans la langue de Goethe ; quant au patronyme, il est transparent) — un personnage qui rappelle la Suzy de Et ne cherche pas à savoir ou cette « Mort en Personne » que voyait Joe Egan, le héros de Trouille, deux romans de Marc Behm. Le colonel remet à Kopfmann un billet de chemin de fer et ses recommandations à faire valoir auprès de l’El… Et le voilà passé de vie à trépas sans même qu’il s’en rende compte.
Kopfmann débarque dans une bien étrange petite ville où il fait toujours gris, où tout semble désuet, vieillot et où la police est omniprésente derrière ses micros et caméra — objets prémonitoires en 1971, quand parut ce roman pour la première fois. Notre homme est supposé se faire recruter par l’El, une tout aussi étrange entreprise… comme le seront les entretiens d’embauche auxquels il doit se soumettre. Il lui est demandé de se remémorer la première fois où il a pris conscience de la mort et où il a une première fois croisé le colonel. L’entretien se déroule comme si en exprimant ses souvenirs, il s’en dépossédait. Puis il en ira de même avec ses amours, toutes mortes…
L’El est un pays d’outre-tombe, une sorte de purgatoire, où les gens sont en stand-by, attendant qu’il soit statué sur leur sort. Entre temps, Kopfmann continue de vivre ses aventures assentimentales de séducteur soumis auxquelles il s’adonne non sans un certain masochisme — seule une certaine Blue Devil y fera exception. Si Kopfmann ne se résout pas à oublier, l’El n’hésite pas à recourir aux grands moyens pour le convaincre du son bien-fondé…
Sous-titrée « ou le pays de l’Éternel Retour » dans sa première édition, ce roman propose offre une vision de la vie par-delà la mort où le pays de l’El est une sorte de purgatoire s’ouvrant sur une sorte de paradis technique et matérialiste. Tandis que ceux qui se voit refuser à l’El sont nuitamment déportés sur l’autre rive d’un Styx qui jamais ne dit son nom, les élus accèdent au plus surprenant paradis qui soit et connaissent un sort pour le moins équivoque, à la saveur prononcée de science-fiction, en instance de Jugement Dernier et d’éventuelle résurrection des morts… Mais Kopfmann, lui, n’y voit que des âmes mortes. Laissons au lecteur la surprise de découvrir quel rôle il se choisira.
Le Grand Midi est un des plus remarquables romans proposant un fantastique allégorique — ce n’est pas de l’horreur, les chasseurs d’hémoglobine fraiche peuvent passer leur chemin —, qui flirte avec la littérature blanche et s’empreint de mysticisme et de considérations métaphysiques où le rôle de l’amour reste prépondérant. On retrouve dans ce roman ce charme suranné qui donnait aux Soldats de la mer son incomparable saveur, ses soldats d’une époque révolue quoique moins présents, ses tons automnaux… Une écriture précise sans être précieuse sur laquelle on se plaît à se retourner. Derrière la façade sur papier glacé et sans plus d’épaisseur de l’El, les époux Rémy glissent avec une fausse ingénuité une poésie toute emplie d’émotion.
Un demi-siècle après sa parution originale chez Christian Bourgois, le voilà enfin réédité chez le Visage Vert, éditeur de l’excellente revue éponyme consacrée au fantastique, une occasion à ne manquer sous aucun prétexte (on ne déplorera que la triste et terne couverture). Plus de vingt-cinq après ma découverte de ce livre, Le Grand Midi reste l’un des plus beaux romans qu’il m’ait été donné de lire…