Alan MOORE
BRAGELONNE
384pp - 25,00 €
Critique parue en janvier 2025 dans Bifrost n° 117
Après Northampton, sa ville d’origine, dans Jérusalem (Bifrost n°88), Alan Moore a choisi Londres comme terrain de jeu pour ses expérimentations littéraires, s’inscrivant ainsi dans une longue tradition portée par quantité d’auteurs d’Imaginaire (de Wells à Moorcock, en passant par Gaiman ou encore Miéville). Dans Le Grand Quand, premier volume de la trilogie « Long London », le père des Watchmen pleure les plaies de cette ville-monde au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Ne restent plus, de quartiers entiers, qu’amas de ruines et tas de pierres instables. Et au milieu, des habitants condamnés à sans cesse réinventer leur quotidien. Parmi eux, un jeune homme tout juste sorti de l’enfance, au nom évocateur et prémonitoire, Dennis Knuckleyard. Comme nombre d’enfants en cette période grave, il est livré à lui-même. Enfin, pas tout à fait, puisqu’il a la chance d’être logé par Ada Benson (Ada Crevarde pour les intimes), propriétaire d’une librairie d’occasion où elle sévit avec sa mauvaise humeur légendaire. Envoyé pour récupérer un livre rare, Dennis se trouve plongé dans des affaires qui le dépassent de loin. Poursuivi, il s’échappe, sans le vouloir ni le comprendre, dans un Londres parallèle — la cité originelle. Pleine d’images et de folie, d’exubérance et d’excès. Où vivent des « cageots-crabes », des « papillons de nuit en pages de revues porno pliées », des « mollusques-chewing-gums » (mention spéciale à Claro, le traducteur, qui s’est fait plaisir). Mais aussi des êtres puissants et fabuleux. Qui dirigent en réalité les deux faces de la ville, et vont bientôt s’intéresser à ce jeune homme en possession d’un livre qui n’aurait jamais dû sortir de sa Londres d’origine…
Que d’imagination dans cette promenade dans une cité au passé si dense, si riche ! Trop peut-être. Alan Moore, envahi par son sujet, oublie parfois qu’il ne s’adresse pas nécessairement à des spécialistes des rues et quartiers de la capitale anglaise, et perd son lecteur dans ses longues déambulations, documentées, imagées mais souvent trop longues, car muettes pour beaucoup — même pour qui s’aiderait d’une carte Restent la verve et le style coloré, aux comparaisons dignes des surréalistes au meilleur de leur forme. Et qui permet d’habiller de beaux oripeaux une intrigue par moments proche d’un récit young adult, sauce Alan Moore s’entend : avec son jeune héros, amoureux d’une douce princesse (en fait, une jeune prostituée de quatorze ans) ; ses opposants cruels et sans pitié ; ses alliés puissants et mystérieux ; sa pythie aux oracles obscurs (le prince Monolulu, connu dans les milieux des courses de chevaux pour ses pronostics infaillibles, en principe). Et sans doute un rôle essentiel à jouer dans cette connexion entre deux faces d’une même cité. Des défauts qui ternissent la lecture du Grand Quand, mais n’empêchent pas d’avoir envie d’en savoir davantage sur cette ville baroque et fantasque au passé omniprésent.