Mike Carmichael, ancien pilote de l'Air Force, prête comme chaque année main forte aux secours qui luttent contre les incendies de forêts qui ravagent les collines de Los Angeles. Mais quelle n'est pas sa surprise lorsqu'il découvre que, pour une fois, ce ne sont pas les mégots d'inconséquents touristes qui ont allumé les brasiers, mais les réacteurs de vaisseaux manifestement extraterrestres. Leurs occupants ne se sont manifestés qu'indirectement, en faisant monter à leurs bords une poignée de volontaires humains, parmi lesquels sa propre épouse, un néo baba new age passablement azimutée.
L'incroyable puissance des envahisseurs va les dispenser d'une véritable attaque. Leur suprématie est tellement incontestable, qu'à aucun moment, les hommes n'auront le loisir de se défendre. De se défendre, peut-être pas, mais de résister, oui. Un acte désespéré. Futile, peut-être. Mais une affirmation de la vie. Sur cent cinquante ans nous allons suivre les générations successives du clan Carmichael, devenu fer de lance de cette sédition tenace, mais étrangement vaine. Ainsi donc, Le Grand silence, c'est d'abord un triste essor pris sur les bases d'une médiocre novella — « Le Rémissionnaire » — parue en France en 1989 dans Compagnons secrets (Denoël « PdF »). La thématique est fadasse, typique du Silverberg « troisième époque ». Une idée simple, destinée à un public mainstream (celui de Playboy en l'occurrence), sauvée d'extrême justesse par une écriture qui tutoie la perfection technique absolue. On s'accroche donc, par respect peut-être, sur une poignée de chapitres. Et on fait bien ! À dire vrai, tout comme c'était le cas pour Ciel brûlant de minuit, le roman est un habile fix-up, articulant quatre nouvelles autour d'une intrigue inédite. Une présence plutôt qu'une intrigue d'ailleurs, celle de ces extraterrestres, que Robert Silverberg va magnifier par leur silence.
Mais ce qui ne pourrait être qu'un retour flemmard (et un peu cynique) sur une thématique classique chez lui, celle de l'invasion va devenir ce dont il n'hésitera pas à parler comme de « sa réponse à La Guerre des mondes de Wells ». Une affirmation qui pourrait être d'une prétention risible, si elle n'émanait pas de la bouche même d'un des plus grands écrivains de S-F vivants.
Naturellement, Silverberg va sacrifier aux canons du genre. Chez ses personnages, avec ce patriarche, viet-vet revêche et conservateur (prénommé Anson, clin d'œil à Robert Anson Heinlein), la collabo, le rebelle, etc., mais aussi dans son intrigue, ne reculant devant aucune situation attendue. Il va même prendre un malin plaisir à se plier à ses passages obligés. Confortant son lecteur sur ses acquis, il va en profiter pour prendre ses aises, et se réapproprier le genre avec toute l'intelligence qu'on lui connaît. Auteur du conflit intérieur, il va utiliser cette menace immanente des Entités. Forçant le trait, il ira même jusqu'à nous refuser à nous, lecteurs, ce contact que les extraterrestres vont refuser aux hommes tout au long de leur présence sur Terre. De leurs origines, apparences, motivations, etc., nous ne saurons rien. Créatures semi-divinisées, leurs actions ne sont lisibles que par les réactions du clan Carmichael. Elles ne seront qu'une ombre planant sur les cinq cents et quelques pages du roman. Ce qui va permettre à Silverberg, par le prisme du clan Carmichael qu'il va transformer en balise de détresse d'un monde démantibulé, de traiter une fois encore avec son matériau de prédilection : l'humain.
Ainsi, c'est bien une lutte d'émancipation que nous suivons, mais c'est celle de l'esprit humain cherchant à gagner son indépendance et à briser le carcan de la superstition. Carcan matérialisé, comme une licence littéraire, dans la présence immanente de ces aliens mystérieux.
On le voit, se rejoignent ici, plusieurs des thématiques privilégiées de Robert Silverberg. Le conflit intérieur tout d'abord, ici projeté sur les Entités. Ensuite l'obscurantisme superstitieux, fortement teinté de religiosité. Problématique récurrente chez celui qui s'est toujours méfié des dogmes, et a vécu les croyances avec un mélange égal d'intérêt et de scepticisme. Et enfin, ce thème de l'invasion, comme catalyseur du changement. Changement qui est toujours douloureux, même s'il est finalement libérateur. C'est ce syncrétisme qui fait du Grand Silence un grand roman. L'œuvre d'un auteur arrivé à l'automne de son inspiration, mais qui jette sur ses obsessions un regard lucide. Au point de les retravailler jusqu'à l'épure. Presque jusqu'à l'abstraction. C'est aussi, à ce jour, la dernière manifestation d'intérêt de la part de Robert Silverberg pour la chose littéraire. Ultime sursaut d'art dans la routine mercantile qu'est, hélas, devenue aujourd'hui la carrière du dernier des géants.