Philip K. DICK
POCKET
224pp - 5,30 €
Critique parue en mai 2000 dans Bifrost n° 18
Dick n'aimait pas ce livre-là. « J'avais griffonné quelques notes en vitesse, et je me suis lancé. Je n'avais pas d'intrigue, rien. […] On aurait dit que je faisais semblant. Que j'essayais d'éblouir avec un feu d'artifice », a-t-il par exemple déclaré à Gregg Rickman. Mais un auteur est-il le meilleur juge de ses œuvres ? Et l'on sait que l'opinion que Dick proférait sur ses œuvres variait selon le moment… et l'interlocuteur !
Quoiqu'il en soit, c'est un curieux roman. Écrit juste après Ubik, dont on retrouve quelques côtés anecdotiques (les objets « récalcitrants », les messages insolites), il s'interroge moins sur la nature de la réalité que sur l'individu, son aliénation comme son accomplissement dans la société et le travail et par rapport à eux. Mais on voit aussi ressurgir cette thématique divine que Dick explorera sans relâche pendant les huit dernières années de sa vie.
Au départ, le terrain semble pourtant familier. Un monde surpeuplé, une société communautaire et totalitaire qui écrase les individus, constamment sous contrôle, jusque dans leurs rêves. Comme personnage principal, un réparateur, variante « guérisseur de poteries » : Joe Fernwright. Divorcé d'une femme castratrice, sans travail depuis sept mois, il rumine, doute de ses talents d'artisan, craint l'échec, ne trouve plus vraiment d'intérêt à la vie. Aussi est-il très attiré par l'offre d'une mystérieuse créature extraterrestre : participer, sur une lointaine planète, au renflouement et à la restauration d'Heldscalla, une cathédrale engloutie dans l'océan. Serait-ce l'œuvre de sa vie, l'occasion de se réaliser pleinement ? Mais cet attrait ne serait peut-être pas suffisant pour l'arracher à l'engluement de son quotidien sans un petit coup de pouce du destin. À moins que ce ne soit une manipulation du Glimmung. Car c'est ainsi que se nomme l'entité aux pouvoirs pratiquement divins qui l'a embauché, lui et de nombreux autres spécialistes venus de tout l'univers, pour relever Heldscalla.
Tous ces nouveaux collègues se révèlent d'ailleurs très vite être dans la même situation morale que Joe. Ce qui, considérant la nature de leur employeur (« Par rapport à nous, il a la puissance et la nature d'un dieu »), les amène à s'interroger sur la raison de leur recrutement. « Pour qu'à la fin vous vous connaissiez vous-mêmes », leur explique le Glimmung. Un dieu bienveillant. Bienveillant, alors que de terribles colères le saisissent à la moindre contrariété ? Divin, alors qu'il reconnaît lui-même l'infaillibilité de ce mystérieux Livre des Kalendes dans lequel « tout ce qui a été, est et sera se trouve enregistré » ?
Sur cette planète du Laboureur, confronté à son étrange employeur ainsi qu'à l'effrayant monde des morts qui, sous l'océan, entoure la cathédrale, Joe va repousser la tentation d'abdiquer son individualité et retrouver un statut d'homme libre d'entreprendre et de progresser à partir de ses échecs, un homme responsable de sa propre existence… fût-elle absurde et solitaire.
Présenté ainsi, le propos peut sembler lourd, d'autant plus que le roman irradie la tristesse. Mais ce serait oublier l'humour grinçant dont Dick ne se départit jamais et qui contribue au charme de cette parabole ironique dans laquelle se côtoient robots pontifiants, visions de cauchemar et quasi-divinité gaffeuse.
Oui, un bien curieux livre.