Une réédition inattendue : l’intégrale d’un cycle en quatre romans parus en leur temps au Fleuve Noir « Anticipation », et dus au duo Sylviane Corgiat et Bruno Lecigne, qui s’exerçait alors dans une multitude de registres, parfois très divers. Avec Le Jeu de la Trame, il s’agissait de livrer une fantasy d’inspiration japonisante, chose devenue peut-être davantage commune depuis, mais qui avait sans doute, entre 1986 et 1988, quelque chose d’original.
Pas de « Japon médiéval parallèle », ici, mais un pur monde secondaire de fantasy, riche cependant d’échos culturels et historiques de l’Extrême-Orient, au travers de détails d’ambiance savamment distillés, outre les sonorités nippones de l’ensemble. Sur la durée du cycle, ce caractère peut tenir plus ou moins du vernis (les deuxième et troisième romans sont à cet égard moins riches que le premier et le dernier, s’ils demeurent des récits de fantasy très efficaces), mais l’atmosphère est là, et l’hybridation avec l’imaginaire fonctionne à plein.
Le monde du Jeu de la Trame est littéralement coupé en deux par la Muraille de Pierre bâtie par l’empereur Soga : d’un côté, les Terres Fertiles – de l’autre, au sud, l’enfer des Terres de Cendre, menace qui pèse sans cesse sur le monde « civilisé » ; en fait d’hiver qui approche, c’est ici le Mal du Feu dont on redoute la propagation. Mais le temps de l’empereur Soga est bien lointain, et rares aujourd’hui sont ceux qui connaissent l’histoire des 39 Portes de la Muraille, plus rares encore ceux qui se souviennent du Jeu de la Trame – un ensemble de 39 cartes, dont chacune confère à son possesseur un pouvoir unique… et le désir de les posséder toutes ?
Une ambition que fait sienne le jeune guerrier Keido, fils du seigneur du Roseau, suite au suicide de son grand amour, Kirike – sa propre sœur… La possession du jeu complet devrait lui permettre de la ressusciter ! Keido se lance sur la piste des cartes à travers le monde entier, en brûlant les navires pour s’interdire tout retour en arrière…
Keido n’est pas un héros. C’est un personnage absolument détestable, affligé de tous les vices, et de tous les défauts. Dans sa quête qui s’avère avant tout soif de pouvoir, il commet les pires forfaits, et n’exprime jamais le moindre remord. Il faut dire que le monde autour de lui n’est en rien plus moral et admirable : on cherchera en vain, dans les Terres Fertiles comme dans les Terres de Cendre, un personnage « positif »… Dans le registre de la fantasy qui se dit dark, Le Jeu de la Trame va probablement bien plus loin que nombre de titres plus célèbres.
Mais cela ne nuit certainement pas à l’appréciation des quatre romans, qui, avec leurs impératifs éditoriaux, impliquant un rythme et une densité particuliers, happent sans peine le lecteur et ne le lâchent plus jusqu’à la fin – même si la conclusion globale a quelque chose d’indéniablement précipité, et donc frustrant.
Qu’importe : le voyage est prenant, l’atmosphère admirable, le style soigné, l’univers riche de détails parfois très inventifs. Le contenu additionnel de cette réédition le confirme, d’ailleurs. Pas de quoi crier au chef-d’œuvre, mais indéniablement un divertissement d’une grande qualité – avec ce qu’il faut d’exotisme et de fond pour maintenir tout du long l’intérêt, au-delà de la seule mécanique de l’aventure, cela dit irréprochable. Une réédition très bienvenue, donc.