Michael MOORCOCK
POCKET
192pp - 5,30 €
Critique parue en septembre 2002 dans Bifrost n° HS1 : Les univers de Michael Moorcock
[Critique commune à Le Seigneur des airs, Le Léviathan des terres et Le Tsar d'acier.]
Oswald Bastable, jeune capitaine britannique de l'armée des Indes, va connaître, malgré lui, un destin extraordinaire. Parti négocier avec un improbable potentat local, il se devient l'utilisateur involontaire d'une vénérable machinerie qui le propulse à travers le temps. Sans comprendre comment, le voilà projeté soixante-dix ans vers le futur, en 1973… Mais une année 1973 qui n'a pas grand-chose à voir avec celle que connaît le lecteur.
C'est sur ces prémices que débute l'intrigue de la trilogie du Nomade du temps. Le premier volume, Le Seigneur des airs, est présenté par Moorcock comme un document authentique : il s'agirait du récit qu'aurait fait Oswald Bastable au grand-père du célèbre auteur, lors d'un séjour sur l'improbable île de Rowe, au plein cœur de l'Océan Indien.
Oswald Bastable y décrit ses aventures en cette année 1973, dans un monde où les grandes puissances européennes ont su stabiliser leurs conquêtes coloniales et où les deux conflits mondiaux qu'a connu notre propre monde n'ont jamais eu lieu. Enfant de son époque, produit de la Révolution industrielle triomphante du début du XXe siècle, Oswald Bastable ne peut être que fier de la réussite du vaste Empire britannique : un empire où le soleil ne se couche jamais, où les progrès technologiques ont été fulgurants et où semble régner l'harmonie.
Mais ce monde arpenté par de très futuristes dirigeables n'est parfait qu'en apparence : Bastable découvre, au gré de ses aventures, des hommes et des femmes qui, loin de considérer le modèle occidental comme une panacée pour l'humanité, le combattent de toutes leurs forces. Assimilés en vrac, de manière un peu schématique, à des anarchistes par le soldat à la vision politique un peu trop simpliste qu'est Bastable, des personnages comme le capitaine Korzeniowski — le Joseph Conrad de notre monde —, la belle Una Persson, le Russe Vladimir Oulianov — notre Lénine dépeint sous les traits d'un vieillard radoteur — ou le général métis Shaw, le « seigneur des airs » du titre du volume, sont autant d'humanistes aux idéaux plus ou moins marqués par le socialisme ou le communisme. Mais, si leurs méthodes diffèrent, ils ont un but en commun : le renversement du monopole mondial de quelques petites nations européennes sur le reste de la planète. Bastable, peu à peu converti à leurs vues, devient un des instruments de cette lutte : en tant qu'aéronaute, c'est lui qui pilote le dirigeable qui lancera la première bombe atomique sur… Hiroshima.
Le deuxième volume, Le Léviathan des terres, est le plus court des trois. Il se présente lui aussi comme un document original, mais cette fois-ci écrit directement de la main du capitaine Bastable. Il est précédé d'un long prologue narrant les aventures supposées du grand-père de Moorcock. Cet autre Michael part pour la Chine dans le but d'y retrouver l'opiomane qu'est devenu l'ancien capitaine qui lui avait faussé compagnie sans crier gare, après leurs discussions de l'île de Rowe. L'aïeul de l'auteur anglais est sauvé d'une embuscade par la belle et énigmatique voyageuse temporelle Una Persson, qui lui remet le manuscrit de Bastable.
L'involontaire nomade du temps y explique que, sentant, à partir d'infimes détails que le monde de 1904 dans lequel l'avait replongé l'explosion d'Hiroshima n'était pas vraiment le sien, il a décidé de repartir en quête de la machinerie antique du temple, celle qui l'avait plongé au cœur de l'année 1973. Mais contre toute attente, si la machine fonctionne bel et bien, ce n'est que pour envoyer le pauvre nomade dans un monde encore plus sombre, encore plus terrible que celui qu'il vient de quitter.
Bastable débarque dans un début de XIXe siècle méconnaissable : l'Empire britannique n'est plus, Londres est détruite, des maladies inconnues aux noms exotiques pullulent sur le globe, des machines de guerre à l'incroyable puissance de feu ravagent le peu qui reste d'humanité dans d'incessantes guerres.
Tout avait pourtant bien commencé pour cette trame temporelle, puisque, dès les années 1870, un jeune génie chilien avait découvert à lui tout seul de multiples inventions bienfaitrices : des dirigeables sophistiqués pour le commerce, des machines agricoles d'une incroyable efficacité pour travailler la terre, des armes redoutables pour dissuader les ennemis potentiels. Tout semblait aller pour le mieux dans une époque utopique.
Cela aurait été sans compter sur un phénomène — au demeurant discutable : les hommes ayant désormais autre chose à faire que simplement survivre se mirent à réfléchir et décidèrent de sortir de la sujétion où une minorité dominatrice les enfermait. Encore une fois, ce fut la guerre coloniale, une guerre de libération des peuples soumis contre les dominateurs généralement européens. Cette suite de conflits vit la destruction des empires paternalistes et l'émergence d'une grande puissance en Afrique, le Nouvel Ashanti, sous la férule d'un despote étrange, qualifié par les Européens de sanguinaire, raciste et dément : Cicero Hoods, l'Attila noir.
Dans ce monde, Bastable retrouve Korzeniowski sous les traits d'un jeune et fringuant capitaine de sous-marin devenu pirate par nécessité, ou la belle Una Persson, espionne qu'il sauve des sauvages anthropophages que sont désormais les Anglais. Il passe quelques temps dans un havre de paix cosmopolite et particulièrement paradoxal — vis-à-vis de notre propre univers : le Bantoustan, nom que s'est donné l'Afrique du Sud, dirigé par l'affable avocat d'origine indienne Gandhi. Là, il rencontre l'Attila noir — accompagné de la mystérieuse Una Persson qui semble être toujours au bon endroit au bon moment — qui exige sa venue dans son empire sous couvert d'une mission diplomatique.
Vivant au cœur de ce Nouvel Ashanti qui effrayait tant les Européens, Bastable découvre peu à peu que la situation n'est pas aussi manichéenne qu'on aurait pu le croire. Cicero Hoods le convainc de participer à son grand rêve : la conquête des États-Unis, son pays d'origine. Il ne s'agit pas là d'une conquête de plus, dénuée de mobiles : l'objectif est de libérer les frères de couleur de Cicero Hoods de l'oppression blanche.
Bien entendu, seul Blanc à participer aux combats, Bastable a quelque mal à ne pas considérer Hoods comme un possédé aux idéaux sous-tendus par une racisme vengeur. Il est particulièrement effaré par le fait que l'Attila noir dispose d'une arme terrifiante, une sorte de gigantesque ziggourat blindée et armée de multiples canons, un Léviathan capable de raser une ville en un rien de temps. Mais lorsqu'il découvre ce que les Américains de ce temps — on croise des racistes patentés comme Hoover ou Kennedy père — sont prêt à commettre un crime qu'il juge encore plus abominable, il n'hésite plus et prend parti pour l'envahisseur africain.
Le Tsar d'acier, troisième et dernier volet de la série, n'est étrangement plus introduit par le truchement du grand-père de Moorcock : l'auteur, en effet, avoue avoir rencontré en personne la fameuse Una Persson, présentée ouvertement cette fois-ci comme une membre d'une guilde de voyageurs temporels. Elle lui a remis ce dernier manuscrit de Bastable en mains propres.
Assez étonnamment, Oswald Bastable n'explique pas cette fois comment il a voyagé dans le temps : il entre directement dans le vif de l'action en nous décrivant les assauts japonais sur Singapour en 1941… Mais, encore une fois, il ne s'agit aucunement de notre monde, pas plus que du futur d'un des deux univers précédemment décrits : ici encore, c'est avec des dirigeables que la guerre se propage, ici encore les grands empires coloniaux ont la vie dure.
Après une première partie de récit où Bastable raconte son arrivée sur l'île de Rowe — sans visiblement se souvenir qu'il s'y est déjà trouvé en compagnie de l'ancêtre de Michael Moorcock — et sa rencontre avec l'étrange Cornélius Dempsey, on se retrouve soudain en plein cœur des plaines ukrainiennes où notre capitaine anglais, s'étant accommodé de l'uniforme russe pour combattre les envahisseurs nippons, doit à présent bombarder des hordes de cosaques.
Après un combat épique de dirigeables — encore une fois un hommage à Conrad qui réapparaît sous les traits d'un nouveau capitaine Korzeniowski —, Bastable est fait prisonnier par un étrange personnage que tout le monde surnomme le Tsar d'Acier — bien connu dans notre monde sous le sobriquet assez proche de Staline, « l'homme d'acier ». La description du despote, séminariste géorgien devenu de manière étrange un chef de guerre chez les cosaques, est chargée et violente. Contrairement à Shaw ou à Hoods, la confusion n'est jamais possible : le Géorgien est un fou dangereux, un vulgaire criminel sanguinaire.
Pourtant, Bastable, pour exorciser le crime qu'il a jadis commis à Hiroshima et pour aider son double dans cet univers, le malheureux Dempsey — qui pilotait le premier engin à tester l'arme atomique — accepte d'utiliser encore une fois l'arme ultime au profit du pope dégénéré. Il faut dire qu'il ne se sent pas seul, cette fois : il a de nouveau retrouvé la belle Una Persson, qui semble un peu moins distante que durant ses précédentes aventures…
La série du Nomade du temps est avant tout un cycle de romans d'aventures. Hommage délibéré à l'œuvre de l'auteur anglais d'origine polonaise Joseph Conrad qui y figure en personnage récurrent1 , où tous les voiliers sont remplacés par d'imposants dirigeables — tous les univers que visite Bastable ont ce point commun — , cette série de Moorcock est aussi une œuvre à la gloire de la littérature qui a bercé la jeunesse de l'auteur : ainsi, le personnage même d'Oswald Bastable sort-il tout droit de l'œuvre du début du XXe siècle d'Edith Nesbit, notamment La Chasse au trésor.
Référentiel, Michael Moorcock l'est aussi bien entendu à des personnages historiques réels. Comme dans toute uchronie — et les mondes parallèles que découvre le voyageur temporel ne sont pas autre chose qu'autant de versions uchroniques du nôtre —, de nombreux personnages font des apparitions remarquées. Il serait long d'en faire la liste complète, mais, à titre d'exemple, on croise pêle-mêle : Ronald Reagan en chef scout pathétique2, Mick Jagger en officier des services secrets, Lénine en vieillard radoteur, Hoover en analphabète raciste, Gandhi en président de l'Afrique du Sud ou Staline en psychopathe d'extraction religieuse. Les portraits ne sont pas toujours d'une finesse extrême, mais ils contribuent, en sus des évidentes références à notre propre univers, à donner un sens plus partisan, moins purement aventureux, aux pérégrinations de Bastable.
En effet, cette série est aussi le fruit d'une époque : celle de la guerre froide. Les diverses trames temporelles qui mènent à une apocalypse nucléaire ne sont pas innocentes : Moorcock, usant d'un personnage à l'origine naïf, sans grande conscience politique, témoigne à sa manière baroque des craintes des années 1970-1980. Toutefois, loin d'un manichéisme bipolaire, il imagine la sauvagerie humaine surgissant à d'autres détours, pour d'autres causes, pour d'autres idéologies. Sans être des pamphlets, loin de là, ces romans de Moorcock sont peuplés de gens qui luttent pour des idéaux sans toujours utiliser des méthodes différentes de celles de leurs oppresseurs. Shaw combattant l'impérialisme capitaliste ne trouve rien de mieux à faire que larguer la première bombe atomique ; Hoods luttant contre le raciste et la ségrégation emploie une arme destructrice terrifiante ; le Tsar d'Acier, sous couvert d'une religion qui n'est que prétexte, tente d'utiliser des robots soldats et voit se retourner contre lui l'arme ultime.
Sous couvert de romans d'aventures, le cycle du Nomade du temps est sans doute plus le témoin d'une époque que le précurseur de l'esthétique steampunk qu'on veut parfois y voir. Certes, on y trouve des dirigeables, des technologies exotiques et une ambiance digne du XIXe siècle — surtout due au style du protagoniste Bastable, sorti tout droit de l'armée des Indes. Mais ces romans se situent bien au cœur du XXe siècle, dans un 1973 fantasmé où les colonies britanniques se révoltent à coup de bombes atomiques, dans un 1903 où la technologie arrivée trop soudainement a détruit presque toute espérance en l'humanité, dans un 1941 aussi violent et sanguinaire que le nôtre, même si les dirigeables y remplacent élégamment les bombardiers.
Sans doute un peu plus près de la réalité que certaines des œuvres de fantasy de l'auteur, comme le cycle d'Elric le Nécromancien, cette part du « Champion éternel » présente d'autres formes d'intérêt. On y voit apparaître sous la plume de Moorcock des préoccupations sociales et politiques, voire religieuses, des considérations sur le voyage dans le temps, un certain nombre de personnages récurrents de son univers qui s'entrecroisent et, bien entendu, le tout est présenté sous la forme très moorcockienne d'un document authentique — témoignage du propre grand-père de l'auteur, manuscrit d'Oswald Bastable ou visite d'Una Persson dans la maison de l'écrivain.
S'il ne révèle pas de romans majeurs, mais d'agréables divertissements aventureux sous-tendus par un contexte précis et parsemés de réflexions non dénuées d'intérêt plus profonds, le cycle du Nomade du temps demeure sans conteste une pièce centrale de l'univers de Moorcock, une trilogie à lire absolument pour aborder l'univers foisonnant d'un auteur incontournable.
Notes :
1. La référence va au-delà du seul personnage de Joseph Conrad, puisque le Loch Etive, grand dirigeable sur lequel travaille Oswald Bastable, est une référence direct au voilier du même nom, premier vaisseau sur lequel servit le jeune marin polonais avant de devenir l'écrivain bien connu.
2. Portrait d'autant plus étonnant qu'il fut brossé par Michael Moorcock au début des années 1970. On reconnaît à ce genre d'intuition un grand auteur de fiction spéculative.