Will Self est un drôle de pistolet comme justement on les aime, qui n’a rien trouvé de mieux, pour saborder sa carrière de journaliste, que de prendre de l’héroïne dans l’avion même de John Major dont il couvrait la campagne pour The Observer. Un rien provocateur…
Depuis 1996, les éditions de l’Olivier révèlent au public français ce romancier un brin sulfureux. Tout d’abord avec Vice Versa : un roman où un rugbyman anglais se découvre soudain une chatte entre les cuisses en sus de son instrument habituel… Ça a fait plus qu’un peu de boucan dans le landerneau. Après d’autres livres parmi lesquels se distinguent Les Grands singes, La Théorie quantitative de la démence et Ainsi vivent les morts, Le Livre de Dave, qui a cartonné en poche outre-Manche, est son dixième ouvrage publié en France.
Dans une interview, Will Self reconnaît que feu James G. Ballard eut une grande influence sur lui, influence qu’il a à la fois intégrée et rejetée, et que c’est en relisant Ballard « qu’il a clairement vu ce qu’il voulait lui-même écrire ». Self s’apparente au courant de l’anticipation sociale et des tas de gens sont cités ici ou là à son propos. Thomas Pynchon sur la quatrième de couverture ; Swift, bien sûr, grand maître de la satire devant l’Eternel s’il en est ; William Burroughs que Self tient en très haute estime ; Martin Amis également. Là où Amis la joue fine, usant d’une satire à fleuret moucheté, Self frappe à grands coups de marteau. A quoi qu’il s’attaque, il le fout à poil. Chez Self la demi-mesure n’est pas de mise et la satire se montre extrêmement virulente. S’il n’y en a pas trop, c’est forcément qu’il en manque. Il joue à fond les cartes de la provocation et de l’outrance avec quelque chose de viscéralement punk dans l’attitude. Ce qui ne surprend pas outre mesure venant de quelqu’un ayant eu seize ans en 77. Pour furieuse qu’elle soit, la charge de Self n’en est pas moins précise, bien au contraire. Il appuie fort là où ça fait mal pour faire gicler le pus et c’est à grands coups de bistouri qu’il dépèce nos sociétés pour en exposer sans fard les travers, la vacuité et la pourriture intrinsèque sous la lumière crue du scialytique.
Le Livre de Dave compte seize chapitres contant deux histoires enchevêtrées, courant chacune sur seize années, durant lesquelles on assiste en alternance aux descentes aux enfers de Dave Rudman, d’une part, de Symun et Carl Dévùsh de l’autre. La première époque couvrant les dernières années du XXe siècle voit Dave Rudman, chauffeur de taxi de son (triste) état, se jeter dans une quête aussi éperdue que vaine de son fils, Carl. L’autre époque, de 509 à 524 AD (Après Dave), nous montrera la quête inverse mais tout aussi vaine et désespérée de Carl Dévùsh recherchant son père, le Gus, qui avait nourri l’espoir de réformer le « davinisme », la religion issue du Livre de Dave, vers davantage d’humanité.
Dave Rudman est un pauvre type. Peut-être pas le pire des hommes annoncé en quatrième de couverture, mais un antihéros dans toute sa misérable splendeur dont Will Self tire un portrait au cordeau. Un portrait sans faille des failles, fractures et fêlures d’un homme aigri par une vie qui ne l’a point ménagé. Sa vie bascule le jour où Michelle monte dans son taxi. Excitée par une prise de coke, furieuse de s’être vue éconduite par un bande-mou, cette garce arriviste et glaciale jette son dévolu sur le chauffeur. Sept mois plus tard, elle déboule chez lui avec un prototype en soufflerie d’où s’ensuit un mariage calamiteux avec un homme qui la dégoûte. Puis un divorce saignant pour lequel elle engage Blair, un avocat à son image. Pas d’arrangement, juste la défense jusqu’au-boutiste de ses intérêts à elle. Dave se voit privé de son fils, Carl, et sombre petit à petit dans la maladie mentale. C’est dans cet état d’esprit, en pleine déprime teintée de paranoïa, qu’il décide d’écrire un livre à son fils, le rédige, le grave sur métal et va enterrer dans le jardin de son ex, à Hampstead, ce qui deviendra le Livre de Dave.
Ce livre contient la vision du monde complètement hallucinée, obsessionnellement axée sur les règles du monde des taxis, les rues de Londres et la « Connaissance » des courses à savoir par cœur pour obtenir et conserver une licence de taxi. Rudman y a aussi mis toutes ses frustrations et toute la haine d’un homme qui en veut à la Terre entière, à la gent féminine en particulier, au premier chef de laquelle son ex-femme qui finira diabolisée par la religion issue de ses élucubrations. Il y prône une séparation radicale des sexes et la garde alternée des enfants.
Son livre n’est retrouvé que bien des siècles plus tard, après que la Terre a été ravagé par un déluge et que les pathétiques élucubrations racistes et misogynes de ce misanthrope à la petite semaine sont devenues la bible de ce nouveau monde revenu à une situation quasi médiévale où une religion intolérante et rigide s’est imposée en son nom.
Les innombrables références et allusions à l’univers de l’automobile et du taxi auront alors totalement imprégné cette société pour laquelle Will Self, à l’instar d’Anthony Burgess dans L’Orange mécanique, crée un langage absurde où le ciel est le « pare-brise », le soleil « l’antibrouillard », les prêtres sont devenus des « chauffeurs » et leurs ouailles des « clients »… Mais il ne se limite pas à cet aspect des choses et en profite pour brocarder d’autres travers de nos sociétés occidentales ; ainsi les cours d’eau sont des cours d’Evian et le « madeinChina » désigne-t-il la Création. Pour la bonne bouche, faune et flore ont aussi eu droit à de jolies appellations en « mokni » telles que feuillafronce, écorçargenté, irriteuse, herbacloque, fouetarde ou vertaiguille… Heureusement qu’il y a un glossaire en fin de volume ! Quand Self fait s’exprimer les hamsters (habitants de l’île de Ham), il transcrit leurs paroles de manière presque phonétique dont la page 98 nous sert un morceau de bravoure : « Oué bon, commença Symun, z’avé vou tous capté k’jeu sui allé traîné dans la Zöön. Mé ske vou n’savé pa C ke G été salué par Dave, voyévou, et k’jeu sui son klien… » Un certain temps d’adaptation est nécessaire, davantage pour le vocabulaire décalé que pour la phonétique. Le traducteur de cette épreuve de force mérite que l’on mette chapeau bas pour nous avoir proposé des trouvailles crédibles équivalentes à celles de l’auteur.
Le Livre de Dave est un roman d’une rare richesse, foisonnant de détails qui se répondent d’un monde à l’autre, centré sur l’importance capitale que revêtent aujourd’hui parentalité et filiation. L’autre ligne de force du roman est la charge qu’il mène tambours battants contre les religions, charge constituée sur un mode de dérision acerbe avec une ironie cinglante. Il ne s’en tient cependant pas là. Il démontre comment un homme tel que Dave, plutôt agnostique, peut devenir le prophète d’une nouvelle religion et comment celle-ci parvient à s’établir et a instituer ses rites. Le « Davinisme » semble complètement loufoque avec ses courses dans un monde où elles n’ont plus lieu d’être. Il peut sembler cocasse de voir de sinistres hurluberlus instaurer cette religion des plus farfelues. Cela peut prêter à rire, certes, mais à rire jaune, car derrière la façade hilarante de ce drôle de monde se profile une réalité des plus sombres. L’humour absurde de Will Self fait ici passer une vision du monde si noire qu’elle en deviendrait une épreuve trop pénible pour le lecteur. Le roman n’est déjanté qu’en apparence car au contraire construit avec l’implacable rigueur exigée pour atteindre l’effet voulu. Ce n’est enfin pas dans un souci de complexification gratuite que Will Self se refuse à respecter la chronologie des événements, mais dans la recherche d’une dynamique reflétant l’évolution des divers protagonistes qu’il agrémente de nombre de changements de points de vue et de flashs back. Il nous livre en italiques les pensées de ses personnages comme autant d’apartés acerbes, le plus souvent en totale contradiction avec leurs propos. Peut-être un tantinet longuet quand il dépeint le futur, Will Self donne le meilleur de lui-même lorsqu’il brosse le tableau du Londres actuel.
Le Livre de Dave est une de ces œuvres colossales qui, de temps à autre, traversent l’espace littéraire en y laissant pour longtemps une éblouissante trace rémanente. Par sa richesse et ses ambitions, par la thématique religieuse, le recours à un humour grinçant et aux dérives lexicales, ce roman est très proche de cet autre formidable ou-vrage qu’est Le Soupir de l’immortel d’Antoine Buéno. Ceux qui ont apprécié celui-là aimeront certainement celui-ci. A des années-lumière de la littérature de plage, Le Livre de Dave exige un réel investissement de son lecteur qui s’en verra largement récompensé.