Peng SHEPHERD
ALBIN MICHEL
592pp - 24,90 €
Critique parue en août 2020 dans Bifrost n° 99
Futur proche : un homme perd tout à coup son ombre sur un marché en Inde. Les médias s’emparent de l’affaire, et il s’avère bientôt qu’outre son ombre, la mémoire du pauvre homme a également été endommagée ; de nombreux souvenirs lui manquent. Ce n’est que le début d’une pandémie qui va très vite – en quelques jours – se répandre partout dans le monde sans qu’on comprenne comment elle fonctionne ; s’agit-il d’une contamination, d’une malédiction, d’une expérience qui aurait mal tourné ? Shepherd n’en dira rien. Toujours est-il qu’après l’ombre, la mémoire s’enfuit par tranches. Le roman s’ouvre quelques semaines après le début des événements, alors que Max et Ory se sont réfugiés dans un hôtel après avoir assisté au mariage d’un couple d’amis où ils ont appris l’arrivée de la pandémie sur le sol américain. Or, Max a perdu son ombre, et les deux protagonistes vivent dans l’attente angoissée des premières pertes de mémoire. Incapable de se résoudre à ce que Max la voit dépérir, Ory, profitant de l’absence de son mari parti chercher de la nourriture, décide de s’enfuir. C’est durant sa fuite qu’elle entreprend de s’enregistrer, racontant tout ce qu’elle vit, ses rencontres avec des malades à divers stades. Dans le même temps, fou de douleur, Ory part à sa recherche, mais du mauvais côté… Le récit alterne alors la narration entre Max et Ory et deux autres personnages : Naz, une jeune iranienne venue aux États-Unis pour préparer les JO au tir à l’arc — talent utile dans ce monde apocalyptique –, et un homme sans nom amnésique suite à un accident de voiture que certains docteurs conduiront en Inde à la rencontre du patient zéro.
La force du roman tient à son matériau humain : en dressant le portrait de femmes et d’hommes minés par l’épée de Damoclès au-dessus de leur tête, épée qui finira inéluctablement par s’abattre, Shepherd fait montre d’une belle empathie pour l’ensemble de ses protagonistes. Sains ou malades diversement atteints, chacun réagit à sa façon, fataliste ou refusant l’adversité, tentant de conserver un optimisme fragile face à l’absence de remède. Les personnages – nombreux – échappent tous à la caricature, et se redéfinissent progressivement par rapport à un constituant majeur de la condition humaine : la mémoire, mouvante, relative, finalement tout sauf acquise dans un contexte évoquant un Alzheimer généralisé. Les scènes — poignantes – de personnages qui comprennent qu’ils ont perdu quelque chose, sans savoir quoi au juste, contrebalancent ainsi une narration d’événements plus conventionnelle qui enfile un certain nombre de passages obligés du scénario d’apocalypse : luttes entre survivants, montée des croyances… Si sur cet aspect Shepherd s’avère moins convaincante, elle a néanmoins une très bonne idée : mâtiner sa pandémie de magie (ou de fantasy, appelez ça comme vous voulez). Ainsi, de temps en temps, de manière aléatoire et imprévisible, les oublis deviennent réalité : une personne oublie qu’un cerf a des bois sur la tête ? Les bois disparaissent et sont remplacés par une paire d’ailes spectrales. Dans d’autres villes, un incendie généralisé se déclare… Cette idée, si elle tient clairement lieu de deus ex machina, offre pourtant un surcroît d’intérêt, quand elle ne relance pas totalement celui-ci. Car il nous faut parler du principal défaut du livre : sa longueur. Sur près de six cent pages on suit Max, Ory, Naz et Celui Qui Rassemble ; c’est beaucoup trop, tant l’autrice peine à maintenir l’attention du lecteur de bout en bout. Raboté d’un tiers, ce livre aurait pu limiter les passages obligés de la chute du monde et conserver intacte la force des personnages, remarquable dès les premières lignes – la preuve du talent naissant de Peng Shepherd. Car oui, il s’agit d’un premier roman, et malgré ses défauts évidents, l’aisance globale de l’autrice impressionne. Reste donc une belle découverte, une nouvelle voix au fort potentiel et qu’on espère relire avant longtemps – en plus court.