« Ils sont quatre :
Timothy 22 ans, riche, jouisseur, dominateur.
Oliver, 21 ans, beau, athlétique, bloc lisse à la faille secrète.
Ned, 21 ans, homosexuel, amoral, poète à ses heures.
Eli, 20 ans, juif, introverti, philologue, découvreur du Livre des Crânes.
Tous partis en quête du secret de l'immortalité : celle promise par le Livre des Crânes. Au terme de cette quête, une épreuve initiatique terrible qui amènera chacun d'eux à contempler en face le rictus de son propre visage. Une épreuve au cours de laquelle deux d'entre eux doivent trouver la mort (l'un assassiné par un de ses compagnons, l'autre suicidé) et les deux autres survivre à jamais. » Texte de la quatrième de couverture de la première édition française (qui trace parfaitement l'intrigue de l'ouvrage, ou plutôt son absence).
Dans la production de Robert Silverberg du début des années 70, Le Livre des crânes est un texte atypique, avant tout car il est censé se situer peu ou prou à la période où il a été écrit. Ce roman, relecture « contemporaine », donc, du mythe de la Fontaine de Jouvence, nous mène de New York à un étrange monastère perdu au fin fond de l'Arizona, monastère qu'Eli compare dès la seconde page du livre à Shangri-La. Comparaison fallacieuse, car « sur quatre, deux devront mourir ». On comprend tout de suite que l'immortalité (récompense et malédiction, ambivalente par essence) se dressera au bout du chemin. Dès lors, le suspense est ailleurs : Qui va mourir ? Et comment ?
C'est dans ce « qui » et ce « comment » que se situe, à mon sens, la seule véritable faiblesse d'un livre très ambitieux sur les plans stylistique et thématique. Car Silverberg, consciemment ou inconsciemment (ce dont on se permettra de douter), lie de façon dérangeante (et un brin complaisante) l'homosexualité et la mort — amalgame (homosexualité = déviance morbide) que d'autres auteurs, avant et après lui, ont commis, mais le plus souvent en étant homosexuels (voir à ce sujet Sacrements de Clive Barker, chef-d'œuvre méconnu sur la noire destination de l'espèce humaine). Par conséquent, les scènes finales paraîtront sans doute un brin ridicules (voire nauséabondes) au lecteur actuel (surtout s'il est homosexuel) ; mais pourraient aussi paraître d'un humour noir jouissif à un lecteur à la religion ouvertement homophobe (n'oublions pas qu'elles le sont quasiment toutes).
Roman coup de poing, souvent vertigineux, d'une ambition stylistique rare, Le Livre des crânes n'a pas très bien vieilli (sa traduction française, plus que compétente, mériterait sans doute un coup de pinceau) et pourtant il s'agit sans conteste d'un des chefs-d'œuvre de Silverberg qui, à l'époque (1972), avait osé décrire une jeunesse réaliste rêvant de « chattes », de « cul » et de supériorité, car la suprême récompense (pour ces quatre pèlerins américains), ce n'est pas de trouver sa place parmi les hommes (le commun des mortels), mais bien de la trouver au-dessus. En jouant avec cette notion de « race supérieure », Silverberg ne nie pas sa judéité, il la met à l'épreuve.