Jean RAY
NOUVELLES EDITIONS OSWALD (NEO)
Critique parue en juillet 2017 dans Bifrost n° 87
Publié en 1947, Le Livre des fantômes reprend des thèmes chers à Jean Ray, comme l’étrange fusion et confusion des mondes, avec ici, privilégiée, la relation « monde des vivants / monde des morts ». Mais cette fusion / confusion ne peut s’opérer que par la porte sensible de l’homme, par ce qu’il aime, qu’il juge bon, par ce qu’il désire et qui l’attire dans un piège. Aussi voit-on apparaître très distinctement la thématique du goût dans le recueil. C’est d’abord « La Choucroute », texte à la fois comique et inquiétant, où le narrateur, fin gourmet, reçoit de son ami un billet lui permettant de voyager sur n’importe quelle ligne de chemin de fer. Se laissant aller à l’aventure, il descend fortuitement dans une ville, qui ne semble abriter aucune âme : il se retrouve dans un restaurant, où il commande une fabuleuse choucroute qui s’enflamme et qu’il ne pourra jamais goûter. C’en est fait de lui. Tous les autres plats lui paraîtront fades en comparaison de ce qu’il n’a pu toucher, et ce « manque » lui fait irrémédiablement perdre son ami. Dans la nouvelle suivante, « M. Wohlmut et Franz Benschneider », un éminent professeur, M. Wohlmut, confisque à l’un de ses élèves une liqueur. Le père, venant s’excuser peu après, lui propose de taire le scandale et que tous deux profitent de la bêtise de l’adolescent. M. Wohlmut accepte avec joie et ils goûtent la fameuse liqueur. Bien mauvais acte que de ne voir là qu’un simple contentement des sens : les voilà projetés dans un monde sombre où se dessinent d’effrayants visages. Toutefois, ces hantises plutôt cocasses et parfois amusantes se doublent très vite de spectres plus sombres, comme la culpabilité qui poursuit le cousin Passeroux dans la nouvelle éponyme et qui contaminera celui chez qui il se réfugie. Désirant ardemment les perles d’un peuple vivant aux antipodes, Passeroux kidnappe la fille du chef afin de procéder à l’échange. Mais celle-ci s’échappe et, regagnant le rivage à la nage, est dévorée par les requins. Voilà Passeroux maudit. Cette culpabilité, c’est aussi l’inconscience du président du tribunal, M. Larrivier, dans la nouvelle « Maison à vendre », où le juge, dans sa froideur, est condamné à expier, une fois mort, l’ingratitude exprimée de son vivant. Enfin, la dernière hantise, c’est celle de la mort qui, de sa faux, parfois visible, parfois non, poursuit tout vivant. C’est « Mon fantôme à moi (l’homme au foulard rouge) » qui joue avec le lecteur par ses premiers mots : « Non seulement ceci n’est pas un conte, mais c’est un document » ; c’est aussi la découverte de la besogne de l’oncle Timotheus, dans la nouvelle placée à son étrange enseigne. Le Livre des fantômes apparaît donc comme le livre de la hantise, des puissances invisibles qui peuplent le monde et se jouent des mortels. Qu’elle soit religieuse, psychologique, ou même magique, la hantise remplit bien sa fonction, celle de hanter, et, une main posée sur l’épaule, d’orienter l’homme vers sa fin funeste.