Angela CARTER
CHRISTIAN BOURGOIS
8,00 €
Critique parue en octobre 2018 dans Bifrost n° 92
« L’été de ses quinze ans, Melanie découvrit qu’elle était faite de chair et de sang. » Cette phrase liminaire du roman Le Magasin de jouets magique dévoile aussi bien sa protagoniste que le cœur de son propos. Le deuxième roman de la Britannique Angela Carter narre en effet l’initiation de son héroïne aux mystères d’Éros (« la chair ») et de Thanatos (« le sang »). En « bonne » sadienne (par ailleurs essayiste, Angela Carter est l’auteure de La Femme sadienne, une réflexion féministe sur l’œuvre du divin Marquis publiée en français chez Henri Veyrier), l’écrivaine lie plus qu’étroitement les découvertes de la sexualité et de la mort par Melanie. C’est ainsi, aux instants mêmes de ses premiers émois sensuels, que décèdent brutalement sa mère et son père. La voici dès lors contrainte d’abandonner la demeure de son enfance – maison cossue de la campagne anglaise – pour une banlieue londonienne déclassée. Accompagnée de Jonathan et Victoria, ses jeunes frère et sœur, Melanie est recueillie par son oncle Philip. Ce dernier tient la boutique donnant son titre au roman, secondé par son épouse Margaret et les frères de celle-ci, Francie et Finn. C’est au sein de cette famille d’adoption que Melanie achèvera sa double initiation, entrant ainsi, définitivement, dans l’âge adulte…
Épousant le point de vue le plus intime de son héroïne, le roman déploie un univers entièrement transfiguré par l’imagination de celle-ci. Kaléidoscope de visions empruntées – entre autres sources fictionnelles – à Poe (1) ou aux films de la Hammer, l’imaginaire de Melanie métamorphose son âpre quotidien d’orpheline déclassée en une aventure empreinte de gothique. Le logis misérable de l’oncle Philip aux « interminablescouloirs bruns et [aux] portes secrètes et hermétiquement closes » se mue ainsi en « château de Barbe-Bleue ». Dans ce « monde de folie » où les objets les plus prosaïques se nimbent d’un « air bizarre et exotique », ses occupants revêtent des atours légendaires. Melanie voit en Finn «un satyre. Peut-être ses jambes étaient velues sous son pantalon élimé ». Margaret a parfois l’apparence d’une « Reine d’Assyrie », parfois celui d’« une déesse du feu ». Mais nul n’égale en terrifiante étrangeté l’oncle Philip « sculpté ou taillé dans le tonnerre » ; celui-ci se muant au plus fort de la peur qu’il inspire à Melanie en « Bête de l’Apocalypse ».
D’une imagerie luxuriante, son écriture érige ce Magasin de jouets magique en un fascinant espace littéraire, situé à mi-chemin entre le manoir schizophrène de Nous avons toujours vécu au château (Shirley Jackson) et le mouroir à dieux de Malpertuis (Jean Ray). De ce « hors-lieu », Angela Carter fait le cadre idéal d’un conte moderne sur la violence patriarcale. Faisant naître le fantastique du trouble de la perception, l’auteure mêle à celui-ci une critique féministe, aussi radicale qu’ironique. Splendide réussite, Le Magasin de jouets magique se range ainsi aux côtés de ces autres apports majeurs aux littératures de l’Imaginaire par Angela Carter que sont Les Machines à désir infernales du Docteur Hoffman (judicieusement réédité en mars 2018 par les éditions Inculte dans leur collection de poche « Barnum ») et La Compagnie des Loups. Grâces littéraires soient donc rendues à Christian Bourgois de l’avoir remis en avant – presque vingt ans après sa première publication française – en l’incluant dans sa collection de poche.