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Les critiques de Bifrost

Le Maître des Chrecques

Le Maître des Chrecques

Walter MOERS
PANAMA
388pp - 22,00 €

Bifrost n° 54

Critique parue en avril 2009 dans Bifrost n° 54

Ce roman faussement attribué à Walter Moers est en réalité un conte culinaire de Gofid Letterkerl, ici raconté dans une nouvelle version par Hildegunst de Taillemythes, que l'auteur allemand aurait seulement traduit du zamonien et agrémenté de nombreuses et grandes illustrations à la plume. À Sledwaya, localité de la Zamonie où tout est l'inverse de la norme, à savoir que les gens y sont avant tout malades et plaintifs, Echo, un mistigriffe, espèce de chat à deux foies, capable de parler toutes les langues, jeté à la rue depuis la mort de sa maîtresse, aurait péri de faim s'il n'avait accepté le redoutable contrat proposé par Succubius Eisspin, le maître des Chrecques et tyran de la ville, à savoir vivre un mois entier de plaisirs de bouche et de félicités culinaires, dans un confort douillet et plein de distraction, avant d'être sacrifié à la prochaine lune afin qu'Eisspin récupère sa graisse pour préparer une potion à des fins inavouables. Bien sûr, son estomac rassasié, Echo redoute l'échéance finale. Mais il n'est pas facile de s'éloigner du château, un maléfice d'Eisspin l'y ramenant immanquablement. D'ailleurs, Echo n'est plus si leste depuis qu'il engraisse grâce à la magie culinaire du maître des Chrecques qui détaille ici ses très exotiques recettes : quenelle de saumon à l'essence de tomate safranée, intestomac de gargouillette, silure féline au beurre de crevette… L'imagination de Moers semble sans limites, aussi bien dans l'art culinaire que dans la description d'animaux étranges comme les chauves-souris tégumentaires et les houbous cyclopes, les Souffretards et les esturgeons à cape d'invisibilité. D'ailleurs, le roman repose en grande partie sur de logorrhéiques énumérations et des listes évocatrices de merveilles ou de cauchemars.

Si Succubius Eisspin ne paraît plus si inquiétant dès lors qu'il partage son savoir avec sa future victime et qu'une partie de son caractère maléfique s'explique par ses souffrances passées, Echo ne perd pas de vue que ses jours sont comptés et que le régime qu'il a entrepris ne le mène pas bien loin, même si le fumet de vessies de souris rôties continue de flatter son odorat. À la recherche d'une solution, le mistigriffe finit par demander de l'aide auprès de la dernière Chrecque de la ville, une sorcière qui, pour des raisons personnelles, se laisse convaincre malgré la crainte qu'inspire le tyran.

Chaque partie du récit contient quelques pépites philosophiques à déguster entre deux plats : ainsi, il est curieux d'observer que les gourmets considèrent comme des délicatesses extrêmes des aliments qui devraient inspirer de la répulsion, telles ces « huîtres vivantes, le foie malade d'oies gavées, la cervelle d'un jeune veau ». Au détour d'une action, on apprend à maîtriser sa peur en la graduant sur une échelle de dix. Les leçons de Moers apparaissent sans crier gare : c'est en racontant l'histoire d'un génie malfaisant qui ne se laisse pas avoir par celui qui le met au défi de réduire suffisamment sa taille pour se glisser dans une bouteille que l'auteur évoque les dangers du nucléaire et la responsabilité de l'alchimiste qui, en cherchant dans la petitesse, risque de trouver une force surpuissante. La richesse de l'univers de Zamonie, déjà décliné dans Les 13 vies du capitaine Ours bleu (en deux tomes chez Albin Michel dans la collection « Wiz ») et La Cité des livres qui rêvent (Panama), à l'origine une BD du même Moers, est le principal attrait de ce roman pour la jeunesse assez déjanté, riche de sensations et débordant d'idées pas si saugrenues qu'il n'y paraît. Au rayon des curiosités littéraires, en voici une excellente.

Claude ECKEN

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