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Les critiques de Bifrost

Le Maître des rêves

Le Maître des rêves

Thomas DAY, Roger ZELAZNY
FOLIO
258pp - 8,90 €

Bifrost n° 55

Critique parue en juillet 2009 dans Bifrost n° 55

Charles Render est un Façonneur, le meilleur dans sa profession. Ce thérapeute d'un nouveau genre appartient à une élite rassemblant environ deux cents analystes qui se sont spécialisés dans la Neuroparticipation — une forme de cure psychique rendue possible à la fois par certaines dispositions mentales et l'usage d'une technologie avancée. Au moyen d'une « Unité de Transmission-Réception Neurale Omnicanaux » qui relie médecin et patient, le praticien est en mesure d'élaborer des structures oniriques. Il façonne la matière des rêves, afin de mettre en évidence névrose et comportement paranoïaque. Littéralement, il est un révélateur d'images, comme on le dirait d'un procédé photographique.

Cette intimité unissant l'analyste et son client demeure cependant sous contrôle, afin d'éviter toute forme de transfert, comme il est d'usage depuis Freud. À ceci près qu'ici le risque n'est pas pour l'analysé, mais bien pour le médecin : « Si le thérapeute perd pied au cours d'une séance, il n'est plus le Façonneur, mais le Façonné » (p. 51). C'est pourquoi un certain nombre de sécurités narcoélectriques isolent le mental du Façonneur, afin de le préserver.

Une distance que Render entretient aussi dans la vie. Veuf, il a placé son fils Peter dans un pensionnat huppé et ne le voit qu'en période de vacances, passées aux sports d'hiver à Saint-Moritz ou Davos. L'analyste a une maîtresse, mademoiselle De Ville, qu'il fréquente de loin en loin. Ses confortables revenus n'ont pour but que d'assurer son image, lui qui manipule celles des autres.

Cette routine entretenue à tendance psychorigide, dont le thérapeute a pleinement conscience, va être bouleversée par l'arrivée d'Eileen Shallot. La sublime jeune femme souhaite exercer la Neuroparticipation. Interne en psychiatrie à l'Institut fédéral de psychothérapie, le docteur Shallot dispose de toutes les qualifications. Mais elle est aveugle de naissance, et Render estime qu'il serait trop dangereux de lui faire visualiser des rêves. Eileen lui propose alors de devenir sa patiente, afin qu'elle s'habitue progressivement à la nouveauté des images et contrôle ses émotions. Voyant l'intérêt d'un pareil cas d'étude, Render accepte. Le phénomène de transfert va alors commencer…

Second roman de Roger Zelazny, l'argument a fait aussi l'objet d'une nouvelle, « Le Façonneur », publiée chez nous dans Histoires de mirages dans « La Grande encyclopédie de la science-fiction » du Livre du Poche. La présente édition nous permet de découvrir enfin le texte intégral, dans une traduction révisée qui rend pleinement compte du caractère impersonnel de la narration, à l'image de la société décrite mais aussi de Charles Render. Lui-même, élégant et froid, fait figure de symptôme, parfait représentant de son temps. Le praticien tient un discours réaliste sur son activité : l'époque débarrassée des maux classiques, faim et insécurité, est une ère de névroses. Dépossédés de leurs problèmes extérieurs, les gens développent des troubles internes, à la façon du roman de Pierre Boulle Les Jeux de l'esprit, postérieur à celui de Zelazny.

De manière intéressante, durant tout le récit Charles Render n'aborde jamais la raison d'être de sa profession, s'en tenant uniquement à l'évocation des moyens techniques. Et lorsqu'il tente de ne pas en faire une simple description concrète, le médecin n'a pas recours à un registre clinique, mais à des références mythologiques. La couronne de micro-circuits qu'il coiffe pour pénétrer le mental du patient lui fait « une tête de Méduse ». La Gorgone est d'ailleurs plusieurs fois convoquée dans le roman, ce qui n'étonnera pas chez Zelazny.

De même, la fin visée par la Neuroparticipation est on ne peut plus concrète : il ne s'agit pas tant de soigner des gens que de les rendre à nouveau fonctionnels. En cela, cette thérapie d'un nouveau type se situe dans le parfait prolongement du freudisme réinterprété par l'école américaine, et rend l'art des Façonneurs plausible. Après tout, seule l'avancée technologique constitue une nouveauté, mais les présupposés demeurent les mêmes. L'individu, assujetti au tout social, est déclaré sain s'il est à nouveau productif.

Deux exemples dans le roman confirment cette option : la scène d'ouverture qui n'a pour but que de permettre au député Erickson de reprendre son activité. Et, page 46, la cure d'un musicien grec par le biais d'une reconstitution de l'Atlantide, destinée à le délivrer de sa paranoïa. Sans cynisme, mais avec une froide lucidité, Render déclare l'avoir rétabli. Privé du génie que lui occasionnaient ses troubles, il n'est plus qu'un bon joueur de saxo. Un succès, dans cette société qui privilégie la norme et le groupe, contre le soin de l'individu.

Ce désaveu du freudisme s'incarne dans le chien d'aveugle qui accompagne Eileen. Le berger allemand Sig (pour Sigmund Freud qui affectionnait la compagnie de bergers allemands) est capable de parler, disposant d'un vocabulaire d'environ quatre cents mots. Parodie des analystes européens classiques qui peuvent parler mais évitent d'intervenir dans le discours du patient.

Reste que Charles Render aurait dû faire davantage cas du père de la psychanalyse. C'est en transgressant l'interdit fondamental du transfert que sa vie va basculer. Pourtant, et comme il se doit, le thérapeute a lui-même fait l'objet d'une analyse avant de pratiquer. Cela, suite à la mort dans un accident d'automobile de son épouse Ruth et de leur fille Miranda. Or cet accident paraît improbable dans une société où les voitures sont à conduite automatique, et où le nec plus ultra est de programmer au hasard sa destination dans une « Odyssée aveugle ». Il est possible de croire à une relecture phantasmatique d'un épisode traumatisant, d'autant que l'on programme sa voiture dans des termes identiques à ceux employés pour l'unité qu'utilise le Façonneur.

Render va mêler ses perceptions à celles de la patiente aveugle, littéralement confondre impressions de l'analyste et de l'analysée. La limite entre discours théorique du praticien et propos tenus par son client est ténue. Quelle est la différence entre interprétation et délire, puisque dans les deux cas il y a discours sur le réel, et conviction de sa véracité ? Un risque qu'évoquait déjà Freud dans Résultats, idées, problèmes : « Les délires des malades m'apparaissent comme des équivalents de construction que nous bâtissons dans le traitement psychanalytique ».

À quoi s'ajoute enfin le fait qu'Eileen est aveugle. Or, si elle dispose bien d'une imagination, en tant que faculté de production d'images mentales, il va de soi que ses représentations diffèrent de celles d'un voyant.

Ici, il est fort à parier que Roger Zelazny évoque ses classiques. L'auteur est spécialiste des drames élisabéthains ou jacobéens (dont il est question dans le roman) comme en témoignent son travail universitaire puis par la suite ses fictions. Zelazny a probablement en tête les études radicalement novatrices menées aux XVIIe et XVIIIe siècles au Royaume-Uni… sur les aveugles.

Dans sa lettre du 2 mars 1693, le médecin irlandais William Molyneux expose un cas au philosophe John Locke. Imaginons qu'un aveugle de naissance ait l'habitude de reconnaître par le toucher deux solides métalliques, cube et sphère. S'il était subitement doté de la vue, parviendrait-il de loin à identifier les solides par le seul biais de la vision ? Le problème divisera toute la communauté des philosophes, de Locke à Diderot en passant par Leibniz, La Mettrie et Berkeley.

Zelazny modernise l'expérience en attribuant à Eileen Shallot, aveugle de naissance, des impressions visuelles transmises dans le cortex via une minuscule cellule photoélectrique. Mais, de l'hypothèse de Molyneux au roman, le problème de la reconnaissance demeure identique.

Comme l'avaient déjà montré les observations de William Cheselden. En 1728, le chirurgien ophtalmologiste publie un mémoire sur un jeune patient qui, victime de cécité durant la petite enfance, a recouvré pour partie la vue (à nouveau le cas d'Eileen puisqu'elle dispose d'une reconnaissance minimale assistée par la technique). Cheselden constate que les aveugles de naissance et ceux qui ont perdu la vue n'ont pas la perception de la taille, de la profondeur, de la distance. Ils oublient continuellement ce qu'est une chaise ou n'importe quel objet usuel (ce sont des difficultés de cette nature qu'appréhende Charles Render dès leur première rencontre, Eileen n'ayant pas eu l'occasion de mémoriser l'extérieur). La perception de l'espace se réduit à la sensation du corps, et laisse surtout place à une perception temporelle (le Façonneur et sa patiente construisent une relation de reconnaissance dans la durée). L'état d'exaltation initial laisse souvent place à une profonde dépression pouvant conduire jusqu'au suicide (le suicide d'un voisin constitue l'unique cas dans le roman de Zelazny où Charles Render est troublé). Enfin, Cheselden constate que les aveugles développent une étrange affection, la « fausse vue » ou blindsight qui coupe la conscience de toute perception extérieure.

Effondrement interne, c'est exactement ce qu'il adviendra dans le récit, non pas à Eileen mais à Render. À force de donner à voir, le Façonneur finira ébloui par ses visions intérieures. Un éblouissement que se doit de partager le lecteur quitte à, dans ce qui n'est qu'un témoignage personnel, être poussé par ce roman à devenir auteur. Peut-être un aveuglement, voyons-y l'occasion de créer des images.

Xavier MAUMÉJEAN

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