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Les critiques de Bifrost

Le Maître du Haut Château

Philip K. DICK
J'AI LU
320pp - 6,20 €

Critique parue en mai 2000 dans Bifrost n° 18

« Lorsqu'on referme un roman de Dick, les quelques secondes d'hébétude qui s'ensuivent sont encore de Dick », pourrait-on dire, en paraphrasant un poncif célèbre. Et jamais ça n'a été plus vrai que pour ce Maître du Haut-Château, qui dispute à Ubik le titre de chef-d'œuvre absolu de l'auteur dans le cœur de ses admirateurs. Écrit en 1961, alors que Dick sort d'une grave dépression causée par la dégradation de son couple et le refus systématique des éditeurs de publier ses romans de littérature générale, ce roman coup de poing sera son premier gros succès commercial, couronné par le prix Hugo en 1963.

L'idée de départ du roman semble tenir en une phrase : les puissances de l'Axe ont gagné la deuxième guerre mondiale, et occupent les États-Unis (les Japonais à l'ouest, les nazis à l'est). Cet axiome pourrait donc naturellement rattacher le roman au concept d'uchronie, mais il va en réalité bien au-delà. Il ne s'agit pas pour Dick d'imaginer simplement le monde tel qu'il aurait été si… Dick, tel qu'en lui-même, préfère brosser les humbles, les faibles qui subissent le système. Les passages où il disserte ponctuellement sur la géopolitique de l'ordre nouveau font figure d'exposés scolaires où l'auteur démontre (avec un soupçon de pédantisme laborieux) l'étendue de ses connaissances sur les rouages des dictatures de la première moitié du siècle. Car Le Maître du Haut-Château touche à des thèmes très personnels à l'auteur. Ses biographes ont maintes fois souligné le traumatisme enduré par le jeune Dick à la vue d'un soldat japonais brûlé vif, pendant les actualités cinématographiques, alors que l'ensemble de la salle s'esclaffait bruyamment. Deux ans plus tard, c'est à nouveau au sujet des Japonais qu'il s'opposera de manière violente et définitive à son père, en prenant ouvertement parti contre la bombe d'Hiroshima. Dick ne s'est en outre jamais caché d'une certaine curiosité mêlée de répulsion à l'égard du IIIe Reich, et d'une certaine tendresse vis-à-vis des Japonais.

L'action du roman se déroule sur la côte pacifique, sous une férule nippone sensiblement plus souple que celle des nazis. Les orientaux ont apporté avec eux le Yi-King, ouvrage de divination chinois, auquel occupés et occupants se réfèrent souvent pour résoudre leurs problèmes importants. Dans ce monde dominé, un auteur, Hawthorne Abendsen, reclus dans un château fortifié, a pourtant écrit un récit audacieux, « La Sauterelle pèse lourd », où il raconte comment les Alliés ont défait nazis et japonais et remporté la guerre… en suivant alternativement plusieurs personnages dont les destins s'entrecroisent (Robert Childan, vendeur d'antiquités folkloriques américaines ; Tagomi, un fonctionnaire japonais ; Frank Frink, un artisan juif qui se lance dans la joaillerie d'art ; et Juliana, l'ex-femme de ce dernier partie à la rencontre d'Abendsen après avoir lu son livre), Dick va amener le lecteur à se poser une unique question : en quoi notre monde est-il plus réel et vraisemblable que celui du roman, et que celui du roman dans le roman, « La Sauterelle pèse lourd » ? Cette réflexion s'appuie sur l'utilisation judicieuse et visionnaire des philosophies orientales, qui préfigure leur popularisation durant une décennie qui se nourrira jusqu'à l'excès de Yi-King et autres Livre des morts tibétain.

On peut supposer avec un brin d'amertume que ce récit a triomphé en son temps grâce à son premier degré (uchronie intelligente, avec une touche de patriotisme qui n'a pas dû être sans flatter le lectorat américain). Il ne s'intègre pourtant pas moins à l'œuvre de Dick et annonce sans aucun doute ses réflexions sur la réalité et ses leurres (notamment Le Dieu venu du Centaure et Ubik). Cependant, ces thèmes sont explorés ici d'une façon plus allusive que dans ses romans à venir, et il sera demandé au lecteur un effort de réflexion supplémentaire, subtilement dickien : percer les apparences et mettre à jour une vérité déconcertante, que l'on n'est d'ailleurs pas sûr de jamais comprendre.

Julien RAYMOND

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