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Les critiques de Bifrost

Critique parue en janvier 2003 dans Bifrost n° 29

À une époque où l'on gaufre le papier pour faire croire au lecteur potentiel que les gros livres sont très gros, un roman de 190 pages seulement en vient à représenter la plus savoureuse des aubaines : un livre où l'auteur n'a pas tiré à la ligne de manière éhontée. Un récit où les idées n'ont pas été diluées dans une crue de mots jusqu'à ce que tout sens soit perdu dans un limbe d'ennui, voilà qui honore son éditeur.

Nicobar Lane, chasseur d'exception, est un homme riche et réputé. Aussi, lorsqu'un commanditaire lui commande la « peau » du Marchand de Rêves, Lane l'envoie-t-il paître, de même que le ferait tout chasseur se respectant à qui on demanderait une tête de yéti ou de serpent de mer. Mais… Dans un système où il a à faire, il rencontre un étrange objet spatial qui s'échappe aux abords d'un trou noir. En compagnie du « vieux marin », qui affirme avoir jadis croisé le Marchand de Rêves et voudrait prouver qu'il a bien encore la tête sur les épaules, Nicobar Lane finit par se mettre en quête… Une quête qui se fait vite obsession, compulsion. Comme le junkie, Nicobar Lane oscille bientôt entre un tropisme invincible et une violente répulsion pour ce qu'il est en train de devenir, prise de conscience qui renforce son obsession à vouloir la mort de cette créature. On voit Lane se désocialiser progressivement, s'éloigner de ses amis, renoncer à son métier et renier ses engagements, dilapider son capital, arnaquer et finir par sombrer dans le crime pour assouvir son penchant. Après avoir trouvé une arme susceptible de détruire le Marchand de Rêves, il poursuivra la créature par-delà les trous noirs…

Le Mangeur d'âmes est davantage un roman psychologique qu'un livre d'action. C'est un roman sur l'obsession, cette volonté de contrôler ses désirs qui doit supprimer le dégoût de soi-même éprouvé pour avoir cédé à la jouissance. L'obsession conduit Lane à perdre la maîtrise de tous les autres pans de sa vie pour n'en contrôler qu'un, celui qui l'obsède. Le Marchand de Rêves apparaît alors comme une métaphore de l'altérité radicale de l'objet lacanien du désir et, tout au long du roman, on voit Nicobar Lane perdre sa dimension symbolique dans son déficit de « Parole », on observe sa chute hors de l'Humanité. Page 183, Resnick utilise les mots « amoureuses » et « reconnaissantes », qui sont du registre symbolique et pourraient ouvrir sur la rédemption si Lane n'était allé trop loin. S'il échappe toutefois à la damnation, ce n'est que pour le purgatoire…

Voilà un bon roman, agréable, certes, mais pas uniquement. Mine de rien, ce petit space opera intimiste est bien plus près de la littérature, du roman psychologique que l'on ne s'y attend de prime abord. N'est pas Vance qui veut, aussi le dépaysement n'est-il pas vraiment au rendez-vous. Mais l'intérêt est ailleurs. On imagine tout l'ennui que ce roman aurait sécrété étendu sur 500 pages. Ici, en à peine 200, il prend toute sa mesure. Le Mangeur d'âmes est une bonne surprise.

Jean-Pierre LION

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