Les Mariages entre les Zones Trois, Quatre et Cinq de l’écrivaine nobélisée Doris Lessing forme le deuxième volume d’un cycle intitulé « Canopus dans Argo : Archives ». Initiée par Shikasta (cf. Bifrost n°85 et sa critique au lance-flamme), cette série compte au total cinq livres dont les trois derniers – jusque-là inédits en français – sont annoncés chez La Volte pour 2018 et 2019. Doris Lessing y a développé un univers singulier, agrégeant en une marqueterie fictionnelle complexe des emprunts aux littératures dites blanches ainsi qu’à celles de l’Imaginaire. Et en effet, ce Mariages entre les Zones Trois, Quatre et Cinq combine en un même espace romanesque introspection psychologique la plus fine, science-fiction à la dimension allégorique assumée et fantasy d’inspiration ethnologique plutôt que mythologique. Soit une entreprise transgénérique qui n’est pas sans entretenir quelque parenté avec celles développées par Ursula K. Le Guin ou bien encore Jacques Abeille, l’une dans le « Cycle de Terremer », l’autre dans celui des « Contrées ».
Plus précisément, Les Mariages entre les Zones Trois, Quatre et Cinq dépeint ce qui pourrait aussi bien être une planète lointaine que notre Terre en un temps indéterminé, à la surface de laquelle des peuples s’organisent en Zones. Ces sortes de pays n’ont d’autres toponymes que des chiffres à l’instar des Zones Deux, Trois, Quatre et Cinq apparaissant dans le roman. Si chacune d’entre elles s’administre selon des règles sociales et politiques propres, toutes sont cependant soumises à une autorité lointaine mais impérieuse : celle des Pourvoyeurs. Relevant apparemment plus d’entités extraterrestres que de principes divins – Doris Lessing reste fort évasive à leur propos… –, les Pourvoyeurs interviennent parfois dans les affaires des Zones pour en (ré)orienter le devenir. C’est ainsi qu’un jour Al.Ith, souveraine de la Zone Trois, et Ben Ata, roi de la Zone Quatre, se voient signifier l’ordre de convoler en justes noces. Puis un autre mariage sera bientôt ordonné entre, cette fois-ci, Ben Ata et Vahshi, maîtresse de la Zone Cinq.
Si ces décisions des Pourvoyeurs ne s’accompagnent d’aucune explication, ces unions sont bientôt interprétées comme une possible réponse au mal obscur frappant de langueur la végétation, la faune, de même que les habitants des trois Zones. On y constate en effet que depuis quelques temps les plantes perdent en vigueur, tout comme les animaux et les humains aux fécondités en berne. Un étiolement qui tient, peut-être, au clivage strict qui préside à la géopolitique régissant les rapports entre les Zones. Chacune vit en effet repliée sur elle-même, sûre de la supériorité de son modèle civilisationnel et ne portant au mieux qu’un regard méprisant sur sa voisine. À moins qu’elle n’entretienne avec elle une guerre chronique dont les combats ne se déroulent qu’après que les combattants se soient équipés de systèmes respiratoires appelés « boucliers ». Car l’atmosphère des Zones voisines est considérée comme littéralement irrespirable…
C’est donc à la rencontre de l’autre que sont contraints de partir les protagonistes de ce roman. Et ce au sens large du terme car l’altérité à laquelle sont confrontées Al.Ith, Ben Ata et Vahshi touche aussi bien à l’identité culturelle qu’à l’identité de genre. Certes complexe, souvent même douloureuse, l’entreprise s’avèrera in fine salvatrice pour les souverains comme pour les peuples des Zones. Car, là encore à l’instar de Ursula K. Le Guin et de Jacques Abeille, Doris Lessing use remarquablement des potentialités de l’Imaginaire pour affirmer la fertilité collective et intime du métissage.