Aldous HUXLEY
OMNIBUS
804pp - 28,00 €
Critique parue en avril 2014 dans Bifrost n° 74
Les quatre romans qui composent cet Omnibus autour de la question du devenir de la civilisation, face aux progrès de la science et aux cauchemars totalitaires qu’ils engendrent, se suivent et se répondent.
Tout le monde le sait, même sans l’avoir lu : Le Meilleur des mondes peint une société d’individus clonés et formatés en fonction des besoins, où seul le sommet de la pyramide connaît des plaisirs illimités (l’amour libre étant la norme et la fidélité prohibée), mais où la base est également satisfaite de son sort, du fait de sa prédestination, du lavage de cerveau mais aussi d’une drogue relaxante dépourvue d’effets secondaires, le Soma, consommée à tous les étages de la société. Longtemps imposé par l’Education nationale, il n’est pas sûr que le roman ait poussé vers la science-fiction un jeune lectorat, en raison de l’absence d’intrigue digne de ce nom, celle-ci n’étant pas dévolue à la mise en scène de la société résultante, mais prétexte au discours philosophique. Il ne faut cependant pas perdre de vue que ce livre, paru en 1932, n’en est pas moins visionnaire. Il s’agit d’ailleurs moins d’une anticipation que d’une allégorie rédigée avec une verve satiriste. La satisfaction des besoins est plus efficace que la terreur pour exercer le pouvoir en ce sens, Brave New World préfigure bien des travers contemporains, des techniques de marketing à la promotion de la société des loisirs, du refus de l’individualité et de la connaissance au profit d’une culture de masse comme lien social.
Inversion du précédent, Temps futurs, rédigé en 1948, présente l’échec de la science. Fortement influencé par Hiroshima, il peint une société post-cataclysmique où on voue désormais un culte à Bélial, la sexualité libérée du Meilleur des mondes faisant place à de rituelles copulations collectives à périodes fixes, imposées par des instances religieuses ; le contrôle des naissances consiste ici à éliminer les bébés malformés. La méfiance envers le progrès et le refus de toute croyance obscurcissant la raison sont à présent un leitmotiv. On retrouve les naïvetés dont Huxley ne parvient pas à se départir, comme l’exacte inversion des rituels catholiques pour illustrer le nouveau culte : le signe des cornes, la prière in nomine Babuini, l’expression sur la Terre comme en enfer, etc.
Malgré un moralisme pesant, l’intrigue est plus alerte, la présence d’une expédition néo-zélandaise menacée de mort dans cette Californie irradiée injectant quelque tension. On y trouve aussi un discours écologique avant l’heure, qui porte aussi bien sur la pollution que l’épuisement des ressources planétaires.
Publié en 1962, Île se veut être une version positive des précédentes dystopies. Pala, société utopique ayant pris le meilleur des civilisations orientales et occidentales, n’a résisté au consumérisme que parce qu’elle vit en autarcie. Rendang, la nation voisine gouvernée par un dictateur, convoite d’ailleurs son or et son pétrole. Les seuls prosélytes du monde moderne à Pala sont malheureusement ses instances dirigeantes : le jeune Rajah, dévoyé par ses études à l’étranger, et sa mère manipulée par un médium.
On se rend vite compte que cette société ne marche que sur le papier. Sous des dehors généreux, elle est aussi critiquable que le Meilleur des mondes dont elle reprend les principes eugénistes, dans le but de produire une race meilleure (le frère aîné d’Aldous, Julian, était un prestigieux biologiste promoteur d’un eugénisme modéré) et l’éducation pavlovienne, que cautionne la noblesse de la cause. On peut d’ailleurs estimer raté ce roman utopique puisqu’il s’achève par sa fin annoncée.
Retour au Meilleur des mondes, bien qu’antérieur à Île, figure en fin de volume en tant qu’essai revenant sur les idées de l’ensemble. Débarrassé des atours de la narration et de la mise en scène, Huxley s’y révèle tout simplement passionnant.
Cet Omnibus permet d’appréhender Huxley dans sa globalité, et non à la seule aune de son livre le plus célèbre. La préface, brillante, de Maxence Collin, et la postface biographique de François Rivière, restituent l’œuvre dans son contexte et son époque. Une somme à lire, pour les commentaires mais aussi les saisissantes fulgurances de ce fin observateur de son époque.