Yves REMY, Ada REMY
DYSTOPIA
432pp - 25,00 €
Critique parue en juillet 2015 dans Bifrost n° 79
Après Le Prophète et le Vizir, voici le vrai retour des Rémy sur la longueur d’un roman. Rappelons pour les plus jeunes lecteurs que le couple Rémy avait publié trois extraordinaires romans et une poignée de nouvelles au tournant des années 70. Le premier, datant de 1968, récemment réédité par Dystopia Workshop, est un fix-up de fantasy des plus remarquables, bien plus proche de L’Opale Entydre de Nathalie Henneberg que des tolkienneries, gemmelleries et autres connes âneries. C’est d’ailleurs chez l’éditeur de Nathalie Henneberg, Christian Bourgois, que devait être publié en 1971 leur deuxième roman, Le Grand Midi. Ils offraient à cette occasion un chef-d’œuvre du fantastique qui ne déparerait pas entre L’Autre rive de Georges-Olivier Châteaureynaud et Morwyn de John Cowper Powys. Ils allaient encore aborder la science-fiction avec La Maison du Cygne, qui prendrait place en « Ailleurs & demain », la collection dirigée par Gérard Klein ; roman qui, à mon avis, reste parmi les vingt meilleurs de la science-fiction française. Et puis le silence…
Au tournant des années 80, la SF n’allait pas tarder à connaître un net reflux qui ferait taire nombre d’auteurs tels Dominique Douay, par exemple. L’autre explication étant qu’ils fussent secs. Que tout ce qu’ils avaient à dire l’ait été.
Le Mont 84 est situé dans l’univers de leur premier livre, Les Soldats de la mer. Cette Terre éclairée par deux lunes où l’on croisaient volontiers le fantôme ici ou là. Bien du temps a passé et le vieux continent où s’était édifié la fédération de Laerne, où se dressait les cités d’Ozmüde, de Dona Real, de Lauterbronn, de Durango, Torre Bianca ou Libemoth, a sombré sous les flots tel Ys ou l’Atlantide. Les colonies ont survécu et se sont développées, à l’instar de l’Arélie, qui fait penser au Nicaragua d’une Amérique centrale alternative équipé en dictateur, l’archonte général. Avec ses trottoirs roulants et ses bus volants, ses buildings gigantesques, Kôna, la capitale, évoque les illustrations d’Albert Robida pour l’an 2000, à ceci près qu’on y adore le panthéon gréco-romain.
Dans ce monde, Bravo d’Iquitos est venu s’isoler sur le mont 84, un bagne abandonné lors d’une encore récente guerre, pour y guérir un chagrin d’amour ou s’apitoyer sur son sort. C’est là qu’un beau jour se pointent Liber Gonvallo, dit le Caleçon, et Wil Ganz, deux bagnards évadés. Le jeune homme est fasciné par les deux repris de justice. Après avoir passé quelques temps sur le mont 84 et y avoir mis la main sur des armes, l’ex-prisonnier politique et le gangster décident de se rappeler aux bons soins d’un état policier qui ne leur a jamais fait de cadeau afin de régler quelques comptes avec les compas (les flics). Bravo les suit davantage qu’ils ne l’entraînent dans une aventure qui peut, de prime abord, sembler romantique mais qui risque fort, à terme, de s’avérer sans issue. Après un cambriolage, ils buttent deux compas trop zélés après que ceux-ci ont incendié la bagnole des trois larrons suite à un excès de vitesse, ainsi qu’il se doit en Arélie. Suite au braquage du bar-hôtel d’Archer le Droit, ils tendent une embuscade et abattent cinq autres compas. S’engage alors une sorte de road novel sur un faux rythme de pavane tandis que Bravo s’entiche d’Almérika, une jeune fille d’Archer le Droit.
L’Arélie est un état policier dont on aurait en quelque sorte coupé la tête. La Haute Direction (HD) a vu ses ailes rognées au profit des commissariats locaux fort jaloux de leurs prérogatives. Ce n’est pas du goût de tout le monde, et certains rêvent au retour d’un passé plus glorieux. Ainsi le lieutenant Soren Van Goes de la HD, du moins quand il ne rêve pas de la compagnie d’accorte jeunes femmes. Profitant de ce que les malfrats opèrent durant les folies Parabiancas, le grand festival annuel d’Arélie, Van Goes prend quelques initiatives qui pourraient lui coûter son poste…
Bien que ce roman soit situé dans le monde fantastique des Soldats de la mer, il n’y subsiste que de rares traces allusives au merveilleux, dont certaines à la colonisation de Vénus, et Le Mont 84 relève du polar. Ça manque de noirceur et ça manque de punch. On est loin d’un Pierre Pelot capable de nous emporter dans un tourbillon d’ultraviolence jusqu’au bout de la route. Pourtant les Rémy écrivent bien, très bien. Les personnages ont du corps ; notamment Bravo et Van Goes. Le couple Rémy n’a jamais fait preuve de complaisance envers la violence, et si Van Goes porte un chapeau à la manière des détectives d’antan, les scènes de crimes évoquent le cinéma d’avant-guerre où les effets spéciaux étaient la portion congrue. Il y a comme un voile qui s’étend sur l’action, comme si les personnages s’ébattaient dans un fluide trop dense… L’histoire ne souffre pas tant d’un manque de rythme que d’un rythme qui semble ne pas être idoine.
Ce roman est agréable, bien écrit, voire même bon. On s’inquiète suffisamment du sort des divers protagonistes pour vouloir savoir comment tout cela finira et qui d’Eros et Thanatos, au final, l’emportera. Mais Le Mont 84 est surtout décevant quand on le compare aux trois précédents romans des auteurs qui étaient et demeurent autant de chefs-d’œuvre.