Ken LIU
FLEUVE NOIR
464pp - 21,90 €
Critique parue en août 2020 dans Bifrost n° 99
Critique commune à Le Goût de la victoire et Le Mur de tempêtes.]
Kuni Garu est empereur ! Après les nombreuses luttes, trahisons et ruses diverses qui ont émaillé La Grâce des Rois, il est sur le trône. Pas nécessairement ravi d’en être arrivé là, car il sait le poids des responsabilités et se montre assez humble pour ne pas se vanter de connaître toutes les réponses. Mais l’heure n’est pas aux doutes. Car dans l’ombre, très près de lui, un complot se met en place, gigantesque, capable de mettre à bas le nouveau monarque. Et au-delà du mur de tempêtes, un danger tout aussi immense menace le royaume. Voire même l’ensemble des peuples des îles de Dara.
Le Goût de la victoire et Le Mur de tempêtes ne forment, originellement, qu’un seul et même volume. Mais sa taille pour le moins considérable (on dépasse les mille cent pages) a imposé l’exploitation en deux volumes de l’édition VF (ce qui nous fait tout de même un total de 45 euros pour un seul roman en VO…). Si les porte-monnaies font grise mine, les poignets sont soulagés.
Ken Liu est un conteur hors pair, on le sait depuis longtemps : difficile de reposer l’ouvrage une fois qu’on l’a entamé. Riche sans être trop complexe, le récit multiplie les trahisons et les changements inopinés de situation. Dans Le Goût de la victoire, c’est le retour des intrigues de cour. La traîtrise vient de l’entourage direct de Kuni, et cela rend la manœuvre d’autant plus efficace : certains trouvent les choix de l’empereur mauvais, trop faibles, peu ambitieux, pas assez favorables à leur cause. On l’a vu dans La Grâce des Rois, Ken Liu n’a rien d’un apôtre du manichéisme. Gouverner, c’est accepter les compris et se résoudre à déplaire. Kuni Garu en est conscient, mais pas au point de suspecter ce qui va lui tomber dessus. Et même si l’auteur nous implique dans tous les camps, il parvient à nous surprendre.
D’autant que la trame qui se dessine demeure impossible à appréhender dans son ensemble, aussi bien des humains que des dieux, toujours aussi présents dans ces deux opus. On est loin, en effet, des divinités toutes puissantes de l’Iliade se combattant par humains interposés. Certes, ici aussi les dieux jouent avec les hommes comme avec des pions. Mais ils sont eux-mêmes mis en danger, remis en question par ce qui vit au-delà du mur de tempêtes. Réjouissant changement d’échelle : Le Mur de tempêtes amène de nouveaux protagonistes, au niveau des hommes comme sur le plan divin. Aucune chance que le lecteur ne se lasse : les cartes sont redistribuées, la guerre est ouverte.
Dans les combats aussi, Ken Liu fait montre de maîtrise littéraire. Aucune platitude, ni non plus de complaisance amphigourique. La tension est permanente, nourrie de retournements spectaculaires, de coups de théâtre, des actes de personnages retors. On se croirait dans ces films asiatiques où les héros virevoltent d’un toit à une arche, d’un bambou à un autre, s’envolent sur des machines faites de bois et de papier, manient les armes avec une dextérité surhumaine (l’esprit de Zhang Yimou n’est pas loin). Et on y croit. Et on en redemande. D’où une certaine impatience à guetter la suite, The Veiled Throne, prévue pour mars 2021 – car rappelons-le, Le Mur de tempêtes est paru en VO en 2016. Que les dieux de Dara lui soient favorables !