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Les critiques de Bifrost

Le Mystère du hareng saur

Jasper FFORDE
FLEUVE NOIR
477pp - 20,90 €

Critique parue en avril 2014 dans Bifrost n° 74

Sixième tome de la brillante série « Thursday Next » de Jasper Fforde, Le Mystère du hareng saur nous propose une nouvelle virée dans le Monde des Livres, cette fois concrétisé géographiquement sous la forme d’un archipel en terre creuse suite à la Refonte, en compagnie de l’inégalable Thursday Next.

Ou presque… Le problème, en effet, c’est que, ainsi que le titre original l’annonce d’emblée [One of Our Thursdays is Missing], la fameuse héroïne et enquêtrice de la Jurifiction a disparu. Bien évidemment, au moment où tout le monde a besoin d’elle… Aussi notre narratrice sera-t-elle la Thursday Next de fiction, version édulcorée vaguement baba-cool de l’originale, à sa demande : elle voulait que la série comporte moins de sexe et de violence. Mais, du coup, elle a perdu des lecteurs… Ce qui laisse du temps libre à la Thursday Next de fiction, entre deux interprétations peu enthousiastes des cinq volumes de la série (généralement épuisés), et lui permet ainsi de jouer à son tour à l’investigatrice. Mais elle est loin d’être aussi compétente que son modèle, et c’est sans doute pour cette raison qu’on lui confie une enquête sur le crash d’un livre inconnu, dont on a retrouvé des éléments épars un peu partout (y compris, chose horrible, dans le Complotisme). Reste que ce n’est pas pour autant la dernière des buses, et elle subodore à juste titre qu’il y a quelque chose de bien plus grave là-dessous, quelque chose qui pourrait bien avoir un rapport avec la disparition de la véritable Thursday Next, supposée participer dans quelques jours à des pourparlers de paix dans l’épineuse affaire opposant le Roman Grivois et son leader Speedy Cagoule, à ses voisins de la Littérature Féminine et du Dogme… Point de départ d’une odyssée farfelue dans le pittoresque Monde des Livres, avec même un détour par le monde réel (pour le principe).

Pas de doute : même si l’auteur de la série est régulièrement qualifié de « nègre », nous sommes bien en présence d’un roman de Jasper Fforde, et son ton inimitable fait bientôt les délices du lecteur (malgré quelques gags lourdingues et jeux de mots laids qui ne ressortent pas très bien à la traduction et peuvent laisser perplexe, voire inquiet, dans un premier temps). Le Mystère du Hareng saur est (presque) toujours remarquablement drôle, bourré à en déborder d’allusions et références réjouissantes, et tellement riche en bonnes idées inattendues qu’il en devient vertigineux. La Refonte a ainsi eu des effets très bénéfiques, et c’est avec un plaisir intact que l’on arpente cette fois l’île de la Fiction (carte en début de roman, à elle seule déjà riche en gags). L’astuce est toujours de la partie, que ce soit dans la trame complexe de thriller politico-psychologique qui sous-tend le roman, ou dans les considérations sur les livres en général et sur la série « Thursday Next » en particulier (l’auteur s’amusant beaucoup tout en jetant une sorte de regard nostalgique sur sa création). Si le roman prend son temps pour déployer pleinement son intrigue, les idées géniales filent par contre à la vitesse de l’absurde, pour notre plus grand bonheur (et nos plus grandes migraines à l’occasion). Et, osons le dire : un livre dans lequel un taxi tombe inopinément dans un champ de mimes est nécessairement bon.

Mais est-il à la hauteur de ses illustres prédécesseurs ? Peut-être pas… Si Le Mystère du Hareng saur se lit avec beaucoup de plaisir, et si l’on est toujours aussi béat d’admiration devant certaines trouvailles de Jasper Fforde, le fait est que l’ombre de L’Affaire Jane Eyre et de ses suites plane sur cet ultime volet. Or l’auteur avait placé la barre très haut, ce n’est rien de le dire, et ici, parfois, il rate son envol… L’intrigue, pour être astucieuse, est ainsi plus ou moins palpitante, et on a tôt fait, à vrai dire, de la considérer comme un accessoire pour se concentrer sur les aspects les plus brillants du roman : cette inventivité constante et foisonnante. On se désintéresserait presque du sort de la véritable Thursday Next, on ne prête qu’une attention distraite à l’affaire du Roman Grivois… Aussi le livre peut-il avoir un certain aspect décousu, consistant plus en une folle suite de gags sans queue ni tête qu’en un authentique récit bien organisé du début à la fin. Cette anarchie, quoique très réjouissante, assurément, peut aussi décevoir un tantinet pour qui s’était attendu à quelque chose d’aussi proche de la perfection que les précédents volumes.

Mais qu’on ne s’y trompe pas : si cet ultime roman est un peu faiblard sur l’échelle des « Thursday Next », il n’en reste pas moins tout à fait réjouissant, et sans aucun doute largement au-dessus du lot. On n’en fera pas une lecture aussi indispensable que L’Affaire Jane Eyre et ses séquelles, mais les amateurs de la série devraient néanmoins s’y retrouver dans l’ensemble, ne serait-ce que pour se plonger à nouveau dans ce tourbillon d’idées géniales mettant en abîme la littérature en général et la fiction en particulier. Autant dire que la concurrence est inexistante…

Bertrand BONNET

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