Les déchets plastique dans l’océan sont réellement transformés en septième continent ; l’île-poubelle est devenue le Paquebot, contraction de l’île de Pâques et de boat, aux terres cultivées par-dessus le plastifrost. Son fondateur, Robur, y a développé une utopie : parce que la liberté totale s’oppose toujours aux désirs des autres, une charte établit des règles vertueuses et écologiques. Après des décennies de félicité, les Paquiens à l’esprit ramolli subissent la tyrannie de Pairubus qui s’est emparé du Grand Conseil pour établir une dictature de type communiste. On y idolâtre le fondateur dont il est interdit de contempler le portrait projeté dans le ciel à intervalles réguliers. L’île est saturée de cubanas, policières intransigeantes, de gonzos, clones de récupération avec intelligence limitée, et de QAI, créatures quantiques hybrides susceptibles de prendre n’importe quelle apparence, dotée de moyens de surveillance, d’armes paralysantes et de canons anti-gravité.
Seule survivante du bateau torpillé à l’approche de l’île, Véra Offredi, temporairement amnésique, a été recueillie par Gaon Berguer, Maître de bord du quartier de la Falaise, qui en est tombé amoureux. Elle devient le pivot de la révolution menée par Gaon et ses amis du Grand Conseil. Les rebondissements qui s’enchaînent donnent à voir, à travers un véritable feu d’artifice de trouvailles délirantes, d’images surréalistes et d’inventions verbales, les aspects loufoques de cette utopie hors de contrôle. On visite ainsi des communautés absurdes créées au nom de la liberté : Piloufaciens qui décident de leur vie à pile ou face, Végéludes qui tentent de devenir des végétaux, Athéoristes qui entendent fournir la preuve qu’aucun dieu n’a jamais existé.
Philippe Curval s’amuse beaucoup, distribuant coups de griffes et pensées bien senties, tout en poursuivant une réflexion sur l’utopie entamée voici bien des années et régulièrement réactualisée à partir des évolutions sociales et technologiques. Robur illustrait chez Jules Verne le pessimisme par rapport aux progrès scientifiques. Ici, la surveillance généralisée, le contrôle mental et télépathique, le clonage et les manipulations génétiques sont les nouveaux dangers. Les membres du Grand Conseil Arronax, Antifer, Servadac, Branican portent aussi des noms tirés des œuvres de Jules Verne, ici omniprésent, avec d’autres références subtiles voire subliminales. Sur le versant utopique, outre Fourier, figurent parmi les personnages Henri de Tourville et Edmond Demolins, utopistes et sociologues ici contractés en Edmond Louis de Tourville, ainsi que Guy Leclec’h, journaliste, écrivain et conseiller littéraire dont les romans qui flirtent avec l’anticipation traitent de révolution et d’utopie.
Cette île artificielle n’est pas très éloignée de la paradisiaque planète artificielle Nopal d’Un Souvenir de Loti. (cf. Bifrost n°93). On y traque une fois de plus les survivances de l’esprit religieux dans l’instauration de rites (« votre cri de révolte me fait penser à une Internationale qui serait chantée par des souverainistes »), et les dangers de la démocratie directe, le propre de l’utopie étant de susciter ses propres démons, ce que Robur semble avoir, en partie, anticipé, comme il avait relevé l’esclavage comme préalable : « une utopie parfaite ne pouvait se réaliser sans l’appui de travailleurs pour effectuer les tâches secondaires ». D’où le recours à des clones décérébrés, ce que dénonçait déjà Simondon avec les objets technologiques. Le grotesque Pairubus démarqué d’Alfred Jarry est peut-être une opposition nécessaire, qui nous apprend que les lois les plus vertueuses et les plus progressistes des sciences ne valent rien si n’est pas éradiqué ce qu’il y a en nous d’obscurantisme et d’animalité : « Nous croyons nous inventer. Or nous reproduisons un programme. » Pour changer les sociétés il faut changer la nature humaine, affirme Curval pour qui, malgré tout, « sachant qu’il va mourir et qu’il persiste à vivre sans raison, l’homme, en soi, est une utopie ».
À quatre-vingt-dix ans passés, Philippe Curval fait preuve d’une inventivité et d’une créativité intactes, en atteste ce roman échevelé – de même que sa couverture signée par ses soins.