Le narrateur, naguère architecte renommé, a touché le fond depuis le décès mystérieux de son épouse dont on ne sait s’il s’agit d’un accident ou d’un meurtre. Un temps suspecté, ayant perdu toute vie sociale et se retrouvant à la rue, il répond à une étrange proposition d’emploi : « Vous maîtrisez les coïncidences ? Alors qu’attendez-vous pour devenir l’architecte de nos projets ? Vous êtes celle ou celui que nous attendons ! » Le projet, à dimension internationale, est supervisé par Uparlac, juriste à la personnalité nébuleuse et homme de pouvoir. C’est lui qui conduit l’entretien d’embauche. Pour décrocher l’emploi d’architecte des coïncidences, il faut apporter la preuve irréfutable que votre construction influence l’existence des habitants qui y vivent En dépit de ses réalisations prestigieuses — Alamo Plaza à deux pas des Twin Towers ; palais aux 365 fenêtres de Kobé — le narrateur peine à convaincre. D’autres candidats, majoritairement non Occidentaux, paraissent plus qualifiés. Contraint par Uparlac qui le pousse dans ses derniers retranchements, l’architecte va jouer son va-tout : évoquer la mort de sa femme au sein de la demeure qu’il avait bâtie pour le couple. Une maison jumelle de celle construite pour son meilleur ami, mort lui aussi. Or chaque habitation ne peut être comprise qu’à partir de l’autre…
Une citation de Fritz Lang en exergue donne d’entrée le ton du roman : « La construction d’un édifice détermine ce qu’il s’y passe. Certaines pièces suscitent la violence et le meurtre. »
Le récit, qui se présente sous la forme d’un dialogue tranchant comme une lame, entrecoupé de réminiscences et d’exposition théoriques, confronte deux personnalités d’exception. Uparlac, initiateur du projet, dé-fend une architecture où les coïncidences provoquées font que l’environnement déter-mine le comportement de l’habitant. Passer commande à un architecte des coïncidences, c’est lui confier sa future existence : « La vie du client ne devient dès lors qu’une partition que lui dicte l’architecture, c’est-à-dire l’architecte. » Celui-ci inscrit au cœur de son ouvrage des intentions de bonheur et de malheur, en proportions égales. Leur influence dépend de l’interprétation. Dans tous les cas il s’agit d’effets dormants qui peuvent se déclencher des années après l’activation des coïncidences. Lorsque la conséquence survient, elle « nous trouve distraits, inattentifs ».
Le narrateur affirme être un attracteur à coïncidences, sans que l’on sache s’il dit vrai ou ment pour décrocher le poste. Il soutient que son épouse était un rempart contre les coïncidences, parvenant à les tenir à distance. Puisqu’elle est morte, le narrateur ne peut que se laisser submerger et s’impose comme l’homme de la situation. Le dialogue, fait de tensions et d’une étrange connivence, en vient à évoquer l’origine de l’architecture qui se trouve dans le corps humain, naissance et développement, et en contrepoint dans les constructions funéraires. Au cours de leur duel, les interlocuteurs en viennent à évoquer une antique tradition. Celle de l’architecte tueur, initiée par Vitruve au premier siècle de notre ère, améliorée par Alberti, maître architecte florentin, et étendue aux constructions psychiques par Freud et Lacan. La question s’impose au narrateur : a-t-il tué sa femme, utilisé l’architecture de leur maison comme arme du crime ?
Ecrivain rare, auteur de trois romans et un essai en presque vingt ans, Mohamed Boudjedra publie ici, en littérature blanche, un roman qui surpasse en audace et invention l’essentiel de la production contemporaine au sein de l’imaginaire français, quoi que l’on estampille comme tel. On pense à Guy Debord et sa théorie de la « psychogéographie ».
Le Parti des coïncidences, dont la qualité vaut en soi, est ce roman que nous étions en droit d’attendre. Par chance, le voici publié. A l’heure où nous écrivons ces lignes, il est finaliste du prix Renaudot.
[Parlant de coïncidence… De manière fort curieuse, la plaisanterie de Bifrost évoquant une rentrée littéraire imaginaire, mentionne nombre de romans fictifs qui se rapprochent dans leur intention du livre de Boudjedra. L’humour aurait-il mis au jour un manque, le déficit d’invention évoqué dans ce papier ? On peut en juger ici.]