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Les critiques de Bifrost

Le Passeur

Justin CRONIN
ROBERT LAFFONT
608pp - 24,50 €

Critique parue en avril 2025 dans Bifrost n° 118

Un chapelet de trois îles perdues au milieu de l’océan. Prospera, la plus grande, idyllique. La Crèche, là où les « retraités » de Prospera sont conduits via un ferry automatisé pour y être « régénérés » et leurs souvenirs effacés. Et enfin L’Annexe, réservée aux travailleurs, les petites mains au service des nantis de Prospera.

Proctor (mais qui s’appelle Proctor, sérieux ?) est un prosperien. Il est beau. Riche. Et sa femme est une gravure de mode (d’ailleurs, la mode, elle y travaille). Lui est passeur. Un boulot un poil touchy qui consiste à accompagner ses comparses ayant décidé qu’il était temps pour eux de partir pour la Crèche (généralement après 120 ou 130 années d’une vie paisible et satisfaisante — car, oui, les gens de Prospera vivent vieux). Tout roule pour lui dans son meilleur des mondes, et ses constantes, ces chiffres qui jaugent en permanence son état de forme, physique et mentale, communiqués par l’écran incrusté dans son bras (comme dans celui de tout prospérien) sont au beau fixe. À quelques détails près, quand même. Le suicide de sa mère lorsqu’il était jeune, une tâche dans son parcours et rien moins qu’une impossibilité, sur Prospera. Et puis ses rêves bizarres, itératifs, dérangeants, comme les échos de vies passées. Et enfin son père, qui, avant d’embarquer pour la Crèche lors d’une scène qui vire au cauchemar, lui lâche un chapelet de tirades qui le bouleversent, à commencer par celle où il lui affirme qu’il n’est pas vraiment lui, et que le monde n’est pas vraiment le monde. Sans même parler de tous ces drones, et cette question qui le hante : qu’y a-t-il au-delà de l’horizon, par-delà l’océan ?

On sait depuis la trilogie « Le Passage » (son Fléau à lui) Justin Cronin capable de pondre des monstres de six cents pages difficiles à lâcher. Ici, on pense évidemment aux faux semblants de Dick, à Huxley et au Truman Show de Peter Weir. Le monde n’est pas ce qu’il est, cette utopie n’en est pas une et il se cache derrière le voile du monde un secret qui finira bien par éclater. L’enjeu narratif est double : la société parfaite de Prospera est en train de craquer, et la vérité est ailleurs. Quelle est la nature de cette vérité, et comment la révolution va-t-elle s’orchestrer, ce sont là les deux horizons d’attente, massifs, et pas nécessairement liés, posés par l’auteur. Qui va déplier tout ça dans une mécanique romanesque on ne peut plus huilée.

Sauf que… Deux travers grèvent lourdement ladite mécanique. Cronin ne sait pas faire court, c’est entendu (le premier tome de sa trilogie apocalypticovampirique faisait déjà près de 1000 pages en grand format, dans les 800 pour les deux suivants). Mais là, il fait clairement trop long. D’un bon quart. Facile. L’autre souci, le sentiment que l’auteur se laisse prendre à son propre piège, une impression qui s’installe peu à peu. Le monde est factice, c’est entendu. Mais le souci, c’est que tout nous semble l’être, et beaucoup trop. Les dialogues sont aussi plats que les personnages sont creux, les rebondis-sements attendus, la langue même, en tout cas en français, sans la moindre aspérité, lisse comme une peau de bébé. Ici tout est faux, en toc, au point qu’on finit par douter que ce soit là la volonté réelle de l’auteur. En tout cas jusqu’à la révélation finale, assez attendue et déjà vue/lue, qui intervient après cinq cents pages de semblable traitement, et nous est livrée dans un tunnel d’infodump un peu facile, voire maladroit. Mwouais…

Si l’ensemble se lit sans réel déplaisir, on est très loin de l’efficacité ébouriffante qui soufflait tel un ouragan sur l’essentiel de la trilogie susnommée, celle qui révéla Justin Cronin aux yeux du monde. Dommage.

 

 

 

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