A contrario du très SF Homme illustré, Le Pays d’octobre est un recueil centré sur le fantastique, voire le « weird ». Composé de dix-neuf nouvelles écrites entre 1943 et 1954, Le Pays d’octobre a vu ses récits presque tous adaptés pour la télévision. Ce n’est guère étonnant tant ces histoires courtes paraissent pouvoir être mises en images avec peu de moyens.
Au fil des textes, Bradbury raconte des couples dysfonctionnels (étonnant de la part de l’homme qui a vécu un heureux mariage de 56 ans, moins de la part de l’auteur qui écrivit dans Chroniques martiennes : « Le mariage fait les êtres vieux et routiniers avant l’âge. ») ; il raconte aussi des solitudes, parfois atroces. Peu des nouvelles échappent à ce thème.
La mort rode, les évènements sont rarement heureux, souvent nostalgiques ou tristes. Confrontés à l’incroyable, les personnages de Bradbury en souffrent la plupart du temps, y laissent leur vie parfois.
Mais, même s’il y est très à l’aise, Bradbury n’est pas que l’homme du domestique ou de l’individuel ; il n’oublie pas les horreurs du monde dans lequel il vit. La Seconde Guerre mondiale et ses bombardements de masse, les Camps, Hiroshima sont présents dans ses textes, comme crainte ou regret.
On lira donc avec plaisir :
• « Au suivant », sans doute le texte le plus réussi. Mexique, un couple usé d’Américains en vacances visite la collection de momies de la petite ville où il séjourne. Vision de mort sur quotidien insatisfaisant, c’en est trop ; tension et peur vont aller crescendo jusqu’à l’inévitable. Peut-on mourir de peur et d’indifférence ? C’est l’enjeu de ce texte brillant où l’auteur montre comment on peut effrayer un lecteur sans utiliser le moindre effet spécial fantastique.
• L’histoire d’un fermier ruiné qui hérite, par pure chance, d’une ferme où vivre avec sa famille et de l’étrange champ qui la jouxte. Le bonheur se change en effroi lorsqu’il réalise qu’en acceptant la ferme et la faux qu’elle contient, il s’est chargé aussi d’une tâche bien sinistre. C’est « La Faux », texte aux accents quasi mythologiques dans lequel le lecteur verra le fatum s’abattre sur un brave homme, et le malheur privé engendrer le malheur public.
• Deux beaux récits, chaleureux et tristes à la fois, dans lesquels Bradbury rend hommage à sa famille et singulièrement à son oncle préféré, « Oncle Einar », en les mettant en scène comme des créatures de la nuit, faeries familiales se réunissant, de moins en moins souvent, dans un monde démagifié, « La Grande réunion ».
• Deux histoires d’enfant solitaire. « Le Diable à ressort », où un garçon vit enfermé dans une immense maison, un Gormenghast créé par Bradbury. Seule la mort de sa geôlière le délivrera et lui ouvrira le monde. Un texte profondément métaphorique. Dans « L’Emissaire », un enfant malade reçoit la visite de son institutrice. Problème : elle est morte ; mais n’importe quoi vaut mieux que rien. On peut y adjoindre une histoire d’enfant qu’on ne croit pas, avec « Le Locataire ».
• Le très graphique « Le Bocal », où Bradbury offre une description pathétique et vibrante des rednecks dégénérés du bayou de Louisiane, dans laquelle on verra que la magie est dans l’œil de celui qui regarde et que la foi apporte à chacun ce qu’il en espérait.
• Le lovecraftien « Le Vent », dont l’histoire d’explorateur qui en sait trop et qui est maintenant poursuivi par une entité en quête de vengeance rappellera aux amateurs les écrits du maître de Providence.
• Deux récits de noyade, « Le Lac », court texte émouvant, qui l’est d’autant plus que Bradbury en explique la genèse, et « Le Collecteur », où l’amour mène à la mort.
• Deux rares textes drôles, « Il était une vieille femme », dans lequel une vieille femme obstinée tient tête avec succès à la mort, et dans un genre différent, « Le Jeton de poker vigilant d’Henri Matisse », se moquant des avant-gardes intellectuelles et blâmant le désir de célébrité ; quand le con du dîner veut le rester le plus longtemps possible, le ton rappelle Vian.
• « La Merveilleuse mort de Dudley Stone » dans laquelle, confronté à la jalousie d’un rival, un écrivain talentueux arrête définitivement d’écrire pour commencer à vivre. Des volontaires ?
• Restent cinq textes plus communs : « Le Nain » est une nouvelle à chute sur la méchan-ceté des gens ; « Squelette » est trop outrée pour être crédible ; « Canicule » laisse le lecteur sur sa faim, il y manque une vraie conclusion ; « La Foule » est un récit inquiétant mais trop prévisible ; et malheureusement « Le Petit assassin », qui développe vraiment une idée passionnante, manque de place pour réellement atteindre sa pleine mesure dans le format exigu de la nouvelle, sans quoi Bradbury aurait écrit La Malédiction avant l’heure.
Globalement, donc, Le Pays d’octobre propose des textes d’une grande sensibilité portés par un style au diapason.