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Les critiques de Bifrost

Le Pays de Cocagne

Le Pays de Cocagne

Colin GREENLAND
PAYOT
528pp - 25,15 €

Bifrost n° 22

Critique parue en juin 2001 dans Bifrost n° 22

« Il paraissait qu'il y avait des dinosaures sur Vénus, d'énormes serpents à pattes au souffle empoisonné… » (p. 339) On croirait le ton donné. Entre pastiche et hommage à la S-F archaïque du genre Cosmonautes contre diplodocus de Pierre Devaux, L'Affaire du X.29 de Peter Lemon ou Base sur Vénus (Perry Rhodan n° 4), et ce d'autant plus que les extraterrestres de Colin Greenland présentent un cousinage certain avec les Whams qu'affrontait alors le héros emblématique de la S-F germanique. Si ce n'était que ça, ce serait trop facile…

En fait, Le Pays de Cocagne s'apparente aux Sculpteurs de ciel d'Alexander Jablokov (« PdF » n° 554 & 555 — Denoël) plus qu'à tout autre. Il y a certes de notables différences, mais c'est un space opera circonscrit au seul Système Solaire et dont l'enjeu n'est autre que la propulsion interstellaire. Comme on avait dit de Jablokov qu'il avait renouvelé le space opera, on ne saurait le dire à nouveau. Greenland décline donc cette thématique selon son talent.

Force est d'admettre que Le Pays de Cocagne met du temps, trop, à démarrer. Non qu'il manque l'action, au contraire, mais on en vient à se demander si elle n'est pas l'unique raison d'être du livre, Greenland laissant le lecteur dans l'expectative quant à ses intentions. C'est un choix qui, à terme, s'avérera payant, mais sur un volume de plus de 500 pages, on aimerait savoir (comprendre) un peu plus tôt — avant le tiers du roman — dans quelle histoire l'auteur nous embarque. Tabatha Jute, l'héroïne, n'en sait d'ailleurs jamais plus que le lecteur, qui doit tout découvrir avec elle.

Si Le Pays de Cocagne est un space op' à l'action « boostée » du début à la fin, il n'en est pas moins, en parallèle, un roman intimiste. L'action n'implique qu'une douzaine de personnages en relations directes. Outre Tabatha Jute, il y a Marco Metz par qui tout advient, Xtasca, Saskia et Mogul, plus l'Effrasque et Hannah Soo qui est morte ; du côté des méchants, on trouve frère Félix, le Capellien et les trois affreux jojo de l'Horrible Vérité. Enfin, l'Alice Liddell, la narratrice, du nom de la gamine qui inspira Lewis Caroll, personnalité synthétique du vaillant petit vaisseau de Tabatha. Nous n'avons donc aucune vue d'ensemble sur cette société solaire qu'on ne découvre qu'à travers les yeux de Tabatha Jute. Celle-ci est une sorte d'artisan transporteur, de routier de l'espace indépendant qui a bien du mal à joindre les deux bouts et à trouver du fret. Elle redoute les flics Eladeldis, des E.T. à la solde de Capella qui assurent les fonctions de la maréchaussée, bureaucrates et tatillons. Elle craint les amendes, les huissiers, les impayés et, surtout, de perdre l'indépendance que lui confère la possession de l'Alice Liddell.

Les capelliens et les Eladeldis ont fait irruption dans le Système Solaire avec toute une cohorte de peluches alien dans leur sillage et ont offert à l'humanité la propulsion hyperspatiale tout en la privant de l'accès aux étoiles. Le Système Solaire est donc devenue une colonie de Capella, même si Greenland ne le dit jamais. Les caciques de l'humanité sont plus riches qu'avant et les pauvres triment toujours pour assurer leur pitance quotidienne. Rien de bien nouveau sous le Soleil… Les effrasques sont les concurrents des capelliens et endossent plus ou moins le rôle du bolchevique. Il ne s'agit pas tant pour eux de libérer l'Humanité que de la soustraire au pouvoir de Capella à leur profit.

En jouant de décalages en apparence inconciliables — les canaux de Schiaparelli sur Mars, les jungles vénusiennes, clichés de la S-F archaïque d'une part, et, d'autre part, à des références au soucoupisme style X-Files qui seraient le fait des capelliens — Greenland se réclame de la fiction. De rien d'autre. Il use, ou abuse, des codes de la S-F ; leur coexistence, leur multiplicité au sein de l'œuvre exclut tout réalisme, toute prétention à celui-ci et dénie toute cohérence au roman en dehors d'un espace imaginaire et littéraire. Colin Greenland se proclame fabuliste. Il ne recourt pas à un plus ou moins plausible demain pour faire réfléchir sur aujourd'hui. Sous la défroque du space opera, c'est bien de la littérature générale. Les ingrédients du space op' lui sont ce que les animaux parlants étaient à Jean de La Fontaine. ÏÏ en a pour la volonté d'indépendance de Jute, le militantisme, la colonisation et ses modernes avatars. On lira donc que si Jute est une femme, ce n'est point fortuit. Le cliché de l'hideuse chenille capellienne nichée dans le crâne de ceux qu'elle à asservi retrouve sa force métaphorique désignant la pensée de la classe dominante qui investit l'esprit même de ceux qu'elle soumet. Enfin, la découverte de cet univers par le petit bout de la lorgnette est une métaphore de la difficulté qu'éprouve le sujet à percevoir les tenants et les aboutissants de son environnement, de sa vie, au point qu'il est plus facile (fréquent) de se retrouver le nez dedans que d'en acquérir la maîtrise — si c'est possible. À l'action, menée tambour battant, répondent les actes de nos vies quotidiennes qui ne laissent guère le temps de réfléchir, tandis qu'à la difficulté de voir où Greenland nous mène correspond celle de voir, de comprendre, ce que la vie nous réserve. Il faut prendre le temps de lire Le Pays de Cocagne comme il faudrait prendre le recul nécessaire à transformer de fatales destinées en vies maîtrisées où nous ne serions plus — ou moins — emportés comme des fétus de paille par le flux événementiel.

Au final Greenland signe un roman à découvrir, en dépit d'un prix par trop élitiste, voire rédhibitoire. Pitié pour nos portefeuilles !

Jean-Pierre LION

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