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Les critiques de Bifrost

Critique parue en mai 2008 dans Bifrost n° 50

Michael Crawford fête l’enterrement de sa vie de garçon. Il est saoul, extrêmement saoul, tellement saoul qu’il s’amuse à passer son alliance au doigt d’une statue. Et le temps qu’il dessoûle, la statue a refermé sa main autour de l’anneau…

Oui, on croirait lire le début de « La Vénus d’Ille » de Mérimée. Mais là s’arrête la comparaison. Car la nouvelle de Mérimée se veut une histoire ambiguë, où l’horreur rode sans jamais se montrer, alors que Le Poids de son regard de Tim Powers bascule immédiatement dans la sauvagerie. Quand Michael Crawford se réveille, sa fiancée a été assassinée par sa rivale de pierre, une créature superbe, inhumaine et féroce : une Nephilim. Les Nephilims sont des vampires subtils, qui boivent l’âme autant que le sang et dont l’étreinte est un rêve d’opium.

Michael Crawford va fuir, hébété de terreur, à travers l’Angleterre, la Suisse et l’Italie. Il y croisera d’autres victimes des Nephilims. Certaines nous sont connues : elles ont pour nom Shelley, Byron et Keats. A ceux-là, les Nephilims ont fait don du Génie littéraire, en échange de la force vitale dont ils s’abreuvent.

Le contrat est-il équitable ? Il le serait peut-être, s’il ne s’agissait que de donner sa propre vie en échange d’une œuvre immortelle — et d’un intense plaisir charnel. Mais les Nephilims ont un défaut : une jalousie terrifiante. Qui s’allie à l’un d’eux doit s’attendre à voir mourir tout son entourage : parents, conjoint, amis — et enfants.

C’est sur cet amour-là, l’amour parental, que les Nephilims vont échouer. Aussi bien Byron et Shelley que Crawford se battront contre les Nephilims pour que vivent leurs enfants. L’allégorie est claire, qui oppose œuvre de l’esprit et œuvre de chair, création individuelle et transmission familiale, l’irrésistible attirance pour une solitude féconde s’opposant à l’écrasante responsabilité paternelle. « Dois-je renoncer à ma vie et à mon œuvre pour que vivent mes enfants ? » La réponse des héros de Tim Powers est franche et massive : « Oui. »

Le Poids de son regard est un livre fiévreux, embué par l’alcool. On boirait à moins : certaines pages s’ouvrent sur des visions de cauchemar. Il y a Shelley faisant danser le cadavre de son bébé devant un mauvais public (« Puisse ta fille mourir et être changée en une marionnette qui déplaira à un public de soldats autrichiens. ») ; Clara broyant son œil de verre entre ses dents puis embrassant Crawford, qui plonge sa langue dans une bouche emplie de tessons et de purée d’ail ; ce dîner atroce qui voit Crawford, Byron, Shelley et le peu qui reste de leur famille manger en silence tandis que, derrière les carreaux des grandes fenêtres, leurs enfants morts dansent en compagnie du cadavre hilare de Polidori.

Le poids de son regard est aussi un livre terriblement réaliste. Assommés par la peur, ses protagonistes trouvent leur équilibre au fond d’une bouteille, titubent, tombent, se blessent et en gardent des séquelles définitives. Borgnes et boiteux, ils reprennent leur longue lutte contre un ennemi qui n’a même pas le mérite du charme. Car, chose rarissime dans la longue histoire des histoires de vampire, l’esthétisme nous est épargné. Les Nephilims ne font pas envie ; ils ne suscitent pas l’amour mais l’addiction.

Mais Le poids de son regard est un livre qui va encore au-delà du réalisme : on peut le soupçonner d’être vrai. Il parle d’une époque où la poésie était une aventure dangereuse, urgente et terriblement anglaise : le début du XIXe siècle. Je me suis penchée sur ces années là et j’ai fait une découverte inquiétante : aussi outrée que paraisse la vie des Shelley ou des Byron vue par Powers, elle ne s’éloigne pas de la réalité d’un iota, ni d’un cadavre. Mary Shelley, enlevée et engrossée par Shelley à 17 ans, a mis au monde puis enterré sa première fille à 18 ans. A 19 ans, elle a mis au monde un fils nommé William et un livre nommé Frankenstein. A 20 ans, elle est devenue mère d’une petite Clara tandis que Byron, de son côté, devenait père d’une Allegra. Mary Shelley a enterré Clara à 21 ans et William à 22 ; à 25 ans, elle a finalement enterré son cinquième enfant mort-né et son époux Percy Shelley tandis que Byron enterrait Allegra, qu’il devait suivre dans la tombe deux ans plus tard. Powers n’a pas eu à chercher bien loin son histoire de sang et de larmes.

Tout au plus s’est-il permis des aménagements. Par exemple, il a remplacé l’effroyable chiasse qui a emporté la petite Clara par des convulsions, qui donnent lieu à une des scènes les plus intolérables du livre : Shelley regardant, de loin, son bébé se tordre dans les bras de sa femme.

Après avoir refermé Le poids de son regard, je suis parvenue à la conclusion que l’hypothèse « Nephilim », la possibilité qu’existe une puissance créative à la fois orgastique et destructrice, acharnée à broyer sous elle les fragiles affections humaines, n’est pas totalement absurde. Sinon, comment expliquer que de si grands poètes soient morts si jeunes, en ne laissant derrière eux qu’un seul enfant vivant et une œuvre immortelle ? C’est assez dire la force du livre de Tim Powers. Un livre écrasant, indispensable et terriblement anglais.

Catherine DUFOUR

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