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Les critiques de Bifrost

Le Porte-Lame

Le Porte-Lame

William Seward BURROUGHS
TRISTRAM
90pp - 14,20 €

Bifrost n° 62

Critique parue en avril 2011 dans Bifrost n° 62

Fulgurant !

Une fois n’est pas coutume, la quatrième de couverture regorge d’informations sur l’œuvre contenue entre ses pages, et presque tout y est dit sur ce scénario pour un film de S-F tiré du roman d’Alan E. Nourse, Blade runner, publié aux Etats-Unis en 1974, qui n’a jamais été traduit en français. Le nom d’Alan E. Nourse, médecin de formation, à l’instar d’André Ruellan, Michael Crichton ou Stanislas Lem, entre autres, est presque totalement inconnu du public francophone. Il n’évoquera quelque chose qu’aux anciens lecteurs de Fiction et de Galaxie où quelques-unes de ses nouvelles furent publiées.

« Adoptant la forme d’un film imaginaire, Le Porte-lame est un concentré des obsessions et du style de Burroughs : écriture “cut”, la drogue et la maladie comme métaphores, et surtout son extraordinaire humour qui culmine ici dans une scène de chirurgie underground digne des Marx Brothers. »

A la page « Burroughs », sur le site « FantasticFiction », la VO, Blade Runner (a movie), est donnée comme screenplay, scénario. Ainsi la boucle est bouclée. La technique du « cut » étant l’adaptation d’une technique cinématographique à l’écriture qui a pour effet de la rapprocher de celle-ci d’un scénario, avec un découpage rapide des scènes qui va droit à l’essentiel, shuntant les passages de liaison.

Par ailleurs, le roman de Nourse date de 74, la contre-culture, avec Burroughs en tête, est passée par là. Le Festin nu a été publié il y a quinze ans déjà. « Dans le monde de la médecine illégale, le porte-lame — échappé d’un roman d’A. E. Nourse dont Burroughs a repris situations et personnages — est ce despérado adolescent qui fourgue aux toubibs matériel et médicaments de contrebande. » Lequel ne précède que de peu Johnny Mnemonic et la vague cyberpunk. Il faudrait avoir lu le roman de Nourse pour pouvoir vraiment faire la part des obsessions de Burroughs directement instillées dans le scénario de celles qui lui reviennent après avoir inspirées Alan E. Nourse.

« C’est là, nous dit-on, que Ridley Scott, trois ans plus tard, a trouvé le titre de son propre film Blade Runner », qui, comme chacun sait, est tiré du roman de Philip K. Dick, Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques. Parce que, s’il y a une évidence qui saute aux yeux à la lecture de ce scénario, c’est bien la forme dickienne qu’en prend le dernier tiers. Plus qu’aucun autre, le film de Ridley Scott est emblématique de la mouvance cyberpunk.

Avec son titre, ce projet de scénario de William S. Burroughs pour un film qui ne fut jamais tourné — peut-être même n’en a-t-il jamais été question — semble occuper une position nodale dans la dernière révolution qu’ait connu la S-F. Il me semble en tout cas curieux de qualifier de chef-d’œuvre une œuvre intermédiaire, a priori destinée à n’être qu’un outil entre le roman de Nourse et le film potentiel.

Dès les premières lignes où Burroughs pose le background avec cette image incroyable d’une Venise souterraine dans les couloirs du métro new-yorkais, ça crépite d’idées à tout va. Ça jaillit dans tous les sens. Difficile de faire plus intense ni avec davantage d’économie. Cependant la question de savoir ce que valait vraiment le roman initial ne cesse de revenir me titiller. En dépit d’un constant jaillissement d’idées et d’images, Alan E. Nourse écrivait-il vraiment si mal que son œuvre soit vouée à l’oubli sans cette intercession de William S. Burroughs ? Les passages de liaison grevaient-ils à ce point le roman ?

Quoi qu’il en soit, une fois refermé ce petit livre, on reste un moment étourdi par son intensité ; il donne encore à réfléchir longtemps après qu’on en a terminé la lecture. On médite sur l’ironie politique avec laquelle Burroughs aborde la question de l’assurance sociale, jouant de la dérision comme d’un bistouri, recourant à l’excès et à l’absurde.

On pourra aussi, juste pour la bonne bouche, comparer cette vision datée de trente ans de l’avenir de la santé avec le récent roman de l’Allemande Juli Zeh, Corpus Delicti, pour apprécier l’évolution du thème.

Quatorze euros pour quatre-vingt-dix pages en gros caractères avec pas mal de blanc peut paraître un peu cher à première vue, mais après coup, on se rend compte que Le Porte-lame est un bien meilleur investissement que nombre d’ouvrages beaucoup plus gros et riches de l’interminable ennui dont ils nous accablent.

Jean-Pierre LION

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