Naomi Alderman ne s’était jusqu’à présent guère signalée dans le domaine de l’Imaginaire. Hormis une déclinaison livresque du télévisuel Doctor Who (Temps d’emprunt, chez Milady), cette romancière britannique avait essentiellement œuvré dans la littérature dite blanche (La Désobéissance et Mauvais Genre, édités par L’Olivier). Les remerciements concluant Le Pouvoir témoignent cependant du goût certain de son auteure pour les genres chers à Bifrost. Y figurent notamment les noms de Ursula K. Le Guin et de Margaret Atwood (par ailleurs dédicataire du Pouvoir). Ainsi placé sous les patronages de la créatrice de Terremer et de l’auteure du récent C’est le cœur qui lâche en dernier (critiqué dans le présent numéro), Le Pouvoir s’inscrit donc dans une approche tant féminine que féministe des littératures de l’Imaginaire. Se présentant comme un roman écrit en un futur (proche ? lointain ?) par un certain Neil Adam Armon, Le Pouvoir retrace une décennie de prodigieux bouleversements au terme de laquelle l’ordre du monde ne fut plus jamais le même… Ce « Grand Changement », selon la formule du narrateur, trouve son origine dans une étonnante mutation du corps humain. Celle-ci consiste en l’apparition d’un muscle jusque-là inconnu et baptisé « fuseau » du fait de ses contours oblongs. Ledit fuseau confère la capacité de générer un courant électrique d’une extraordinaire puissance. Touchant tous les espaces géographiques, n’excluant aucune classe sociale, cette évolution science-fictionnelle n’affecte en revanche que la seule moitié féminine de l’humanité. Du jour au lendemain – le fuseau se développe de manière quasi instantanée –, le sexe autrefois « faible » se retrouve ainsi doté d’une exceptionnelle supériorité physique face aux hommes. Ainsi en va-t-il de Roxy – la fille d’un truand anglais –, de la jeune afro-américaine Allie, ou bien encore de Margot – la mairesse d’une ville étasunienne – et de sa fille Jocelyn. Ces quatre protagonistes usent d’abord du fuseau comme d’un redoutable moyen d’auto-défense face aux différentes formes de violence masculine, lors de chapitres empruntant aux codes du polar. À ces réactions individuelles et éparpillées répondent ensuite celles, collectives et organisées, de femmes utilisant leur corps devenu arme pour renverser le viriarcat. Le récit emprunte alors la voie de la politique-fiction pour dépeindre les soulèvements victorieux des Saoudiennes ou bien encore des Indiennes contre les sociétés misogynes les asservissant. Mais après s’être paré des vives couleurs d’une utopie émancipatrice, l’ouvrage affiche bientôt une inquiétante couleur dystopique, suivant ainsi une trajectoire narrative rappelant celle de certains des récits de SF atwoodiens. Participant d’un féminisme non essentialiste, Le Pouvoir affirme en effet que les femmes ne sont parfois pas moins susceptibles que les hommes d’abuser de la puissance qui leur est échue. Ce qu’illustre la Bessapara, un néo-État matriarcal fondé aux confins orientaux de l’Europe. La vie des hommes y est devenue un enfer que Naomi Alderman dépeint avec des trésors d’une noire inventivité. Mais l’auteure y met aussi en scène des femmes refusant de s’abandonner à cette dictature misandre. Suivant alors les traces anarchistes et queer de l’auteure des Dépossédés et de La Main gauche de la nuit, le roman interroge la notion de pouvoir de manière radicalement critique tout en exaltant la capacité à se jouer des assignations de genre. Sans encore égaler ses deux patronnes littéraires – certainement efficace, l’écriture du Pouvoir manque encore de singularité stylistique –, Naomi Alderman n’en déploie pas moins une stimulante réflexion féministe et libertaire.