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Les critiques de Bifrost

Critique parue en mai 2020 dans Bifrost n° 98

Pour le lancement du Prieuré de l’Oranger, les éditions De Saxus ont fait preuve d’audace : une publication en un seul tome de près de mille pages du roman déjà imposant en VO, des illustrations travaillées, une édition collector reliée avec une couverture rigide et une tournée des librairies par l’autrice, goodies à l’appui, en France et en Belgique. L’argumentaire de vente souligne que Samantha Shannon figure sur les listes best-sellers du New York Times et du Sunday Times, et la place dans la même catégorie que J.R.R. Tolkien, Robin Hobb et George R.R. Martin. Quand même… Or, autant le dire de suite, si Le Prieuré de l’Oranger ne démérite pas, cette comparaison dessert le roman en suscitant des attentes disproportionnées.

Le danger plane sur un monde divisé. Le Sans-Nom, un gigantesque dragon emprisonné dans les abysses après le Chagrin des Siècles, une guerre d’un an contre l’humanité, menace de se réveiller. La reine Sabran IX doit absolument se marier et donner naissance à une fille : depuis mille ans, la maison Berethnet règne sur l’Inys, et, si l’on en croit la Vertu, religion officielle, seule sa lignée protège l’Ouest du réveil de l’Ennemi. Sabran rechigne pourtant à prendre époux. À l’Est, humains et dragons d’eau se sont alliés et se préparent aussi à affronter le Sans-Nom.

La narration navigue entre les différents royaumes à l’Est et à l’Ouest, alternant les points de vue de quatre personnages aux intérêts divergents et aux convictions parfois opposées. Eadaz ou Ead Duryan, mage combattante du Prieuré de l’Oranger infiltrée comme dame de la chambre à la cour de Sabran, a pour mission de protéger cette dernière. Arteloth Ru, dit Loth, noble et plus proche ami de la reine, est un fervent croyant de la Vertu. Niclays Roos, alchimiste de l’État libre de Mentendon, se retrouve banni et exilé après avoir promis un élixir de jeunesse à Sabran. Tané, orpheline seiikinoise, suit un apprentissage pour devenir dragonnière et combattre avec les dragons d’eau.

Le roman réussit à mêler des marqueurs classiques de la fantasy à des éléments novateurs. Dans un contexte de combat millénaire contre le mal, l’autrice puise dans le folklore, les mythes et légendes d’Orient et d’Occident, propose un bestiaire merveilleux riche de dragons de feu et d’eau entre autres créatures, met en place des intrigues politiques, avec complots et tentatives d’usurpation du pouvoir. La magie, des quêtes personnelles ou non, des prophéties et une bataille épique sont aussi bien présentes. Pour sortir des sentiers battus, elle propose une monarchie matriarcale, une réécriture féministe plutôt que féminine de la légende de Saint George terrassant le dragon, des histoires d’amitié et d’amour queer, des personnages non archétypaux (oublions l’élu choisi par une épée magique ou la guerrière badass), des religions aux fondements douteux comme instrument politique de manipulation des masses… La narration et la construction sous forme d’épopée aux points de vue multiples ne surprendra pas l’amateur de fantasy. Mais Samantha Shannon maîtrise suffisamment son intrigue et ses ramifications pour emporter le lecteur dans son monde, riche et détaillé. L’intérêt pour l’évolution des personnages, complexes à défaut d’être toujours matures (ce dernier point peut justifier de positionner le roman en young adult) ne faiblit jamais. Avec Le Prieuré de l’Oranger, Samantha Shannon démontre qu’elle possède une voix et du talent. Souhaitons-lui la même réussite que Robin Hobb.

Karine GOBLED

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