Thomas Michael DISCH
MNÉMOS
304pp - 19,00 €
Critique parue en avril 2017 dans Bifrost n° 86
S’il devait n’exister qu’une seule série télé culte, ce pourrait bien être Le Prisonnier ! Qui, parmi ceux qui pouvaient regarder la télé à la fin des années 60, ne se souvient de ce générique qui pose toutes les prémices des divers épisodes ? Paranoïaque à souhait, la série brasse l’ensemble des thèmes engendrés par une Guerre froide qui battait alors son plein. Il va sans dire que Le Prisonnier fut une série d’une grande finesse conceptuelle et plutôt subtile.
Quant à Thomas M. Disch, qui nous a tragiquement quittés en 2008, il faisait un constat des plus amer sur le progrès. « Le progrès, disait-il, n’est que ce qui consiste à faire du monde un meilleur piège à rat. » Ce ne sont pas les essais abondant en ce sens qui font défaut. Quand l’individu (c’est devenu un gros mot) devient la proie des techniciens du rêve, existe-t-il encore une réalité ? nous demande la quatrième de couv (édition Presse de la Renaissance, 1977). Partant de là, qui mieux que Thomas Disch, post-dickien fameux s’il en est, qui s’était déjà adonné l’année précédente (1968) à un exercice comparable avec Camp de concentration, pouvait noveliser la série ? Il ne s’agit d’ailleurs pas d’une novélisation stricto sensu, mais d’une adaptation plutôt scrupuleuse en un seul one-shot qui shunte les inévitables redondances imputables au fait qu’il s’agisse, oui, d’une série. Disch s’en tire haut la main en tenant la gageure d’être à la fois respectueux de la série ET de donner un roman tout à fait personnel.
Le Village apparaît tel un ruban de Mœbius ramenant toujours l’évadé à son point de départ, et les nombreuses tentatives de No6, incarné à l’écran par Patrick McGoohan, pour s’échapper du Village qui servaient de ressort dramatique aux divers épisodes passent largement par pertes et profits pour se concentrer sur le fond, l’essentiel.
D’entrée de jeu, le roman de Disch va au-delà de la série où l’on pouvait au moins tenir pour acquis que no6 était bel et bien prisonnier ; dans le livre, même cela est sujet à caution. On ne cesse de se perdre dans un univers labyrinthique où tout n’est que faux-semblants et jeux de masques et de miroirs, apparaissant aux détours des dialogues ; où les gens (Liora/Lorna) ne sont jamais ce qu’ils paraissent et partagent des souvenirs différents. No6 n’est-il pas No2 ? Parce que le rôle de chef du Village offre davantage d’opportunités de le voir enfin parler ? Dans le livre, les interactions entre les personnages sont davantage les clés des altérations d’identité que la technique abondamment mise à contribution dans la série. Le sort de No6 semble de plus en plus intrinsèquement lié au Village, qui n’existerait que pour lui seul. Ce dernier serait alors, à l’instar du Truman du film Truman Show, l’objet d’une expérience, mais dont il serait à la fois acteur et spectateur, sans autre public.
On ne retrouve guère le caractère parfois emporté, inflexible du No6 de l’écran ; le personnage de Disch est plus souple, défiant l’organisation du Village sur le terrain de la seule intelligence plutôt que de la volonté, au vu et au su de tous, comme dans Camp de concentration ou aux échecs. Est-ce bien le même homme ? Il est vrai (vrai ?) que nous sommes au Village…
On notera aussi que les répliques les plus spécifiques de la série sont édulcorées dans le livre, qui s’éloigne ainsi encore davantage de la pure novélisation.
La série devait énormément à l’esthétique incomparable du Village et de ses résidents, qui lui donne un air théâtral de carnaval permanent, autant de lieux de l’irréel que l’on ne retrouve pas dans le roman. Disch n’est ni Balzac ni même Stephen King pour ce qui est des descriptions, voilà tout. Ce sera là l’unique bémol.
À l’instar de la série, le roman est marqué par son époque. Il date, d’une certaine manière, fruit qu’il est des obsessions de la Guerre froide. Reste un inquiétant roman fort de ses thèmes, qui, pour une fois, est un joli complément à la série télé. À lire, tranquillement, au Village. Bonjour chez vous.