Si Le Privilège de l’épée s’enracine dans le même univers livresque que son prédécesseur À la pointe de l’épée (doublement chroniqué, dans les Bifrost 53 et 97), « The World of Riverside », pour les anglophones, le présent récit peut se lire de manière indépendante, l’histoire se déroulant en effet une génération plus tard – tout en suivant une nouvelle ligne narrative. Pour les habitués, toutefois, gageons qu’ils prendront sans doute plaisir à retrouver quelques-uns des personnages de À la pointe de l’épée, découvrant leur devenir bien des années plus tard dans un monde familier à leur souvenir.
La Colline et le faubourg de Bords-d’eaux apparaissent en effet comme les deux pôles d’un jeu politique complexe où les conflits se nouent et se dénouent dans le secret des coteries aristocratiques qui dirigent la ville. Plus que jamais, l’honneur et la réputation déterminent le sort de grandes familles hantées par la peur de déchoir et ne pouvant compter que sur leur clientèle, leur réseau d’espions et leurs bretteurs affidés pour parer aux mauvais coups de l’adversaire. À ce petit jeu, la famille de Trémontaine semble avoir pris de longue date l’avantage, même si son chef se distingue surtout par son tempérament fantasque et lunatique.
Le Privilège de l’épée se focalise sur le destin de Katherine, jeune fille naïve apparentée aux Trémontaine, débarquée de sa campagne chez son oncle, le duc, après que sa mère l’a en quelque sorte vendue pour obtenir un répit financier. S’attendant à une vie de mondanités et persuadée de finir mariée à un parti intéressant, du moins pour sa famille, elle déchante vite en découvrant que son oncle lui réserve un sort tout autre, une vocation contre-nature au regard des conventions sociales de son époque. Ainsi lui fournit-il équipement et précepteur pour devenir une bretteuse dévouée à sa protection, ajoutant à sa réputation d’excentrique, d’électron libre et de décadent notoire auprès de ses pairs. Mais le fou n’est pas sot. Bien au contraire, il fait de nombreux envieux dans la cité, y compris parmi ceux qui réprouvent sa conduite. Il jouit aussi de nombreux appuis et semble toujours bien informé, au grand dam de Lord Ferris, son vieil ennemi, revenu d’un long exil et bien décidé à prendre sa revanche.
Si l’intrigue ne s’écarte guère du récit de cape et d’épée, Ellen Kushner lorgne ici davantage du côté du roman d’apprentissage, impulsant une touche féministe affirmée. Le Privilège de l’épée met en effet au cœur de son intrigue la condition féminine dans une société résolument patriarcale. Dans ce décor, le destin de Katherine semble tout tracé, ne se distinguant guère de celui des adolescentes de l’aristocratie appelées à servir de monnaie d’échange dans les arrangements matrimoniaux de leurs parents. D’abord avec réticence, elle abandonne ses rêves de bals et ses envies de belles robes au profit d’une vie plus libre et indépendante, où, grâce à la discipline de l’escrime et à l’assurance qu’elle lui procure, elle s’affranchit du carcan dans lequel on cherche à l’enfermer. Un plafond de verre qu’Ellen Kushner fait éclater d’une manière subtile et nuancée, renversant de belle manière les stéréotypes qui grèvent nos représentations, y compris dans la littérature populaire.
On ne peut donc que se féliciter du prix Locus reçu par Le Privilège de l’épée et louer ActuSF pour la traduction de cette excellente fantasy de mœurs qui s’inscrit, on l’a dit, dans la continuation de À la pointe de l’épée, dont le néophyte pourra lire la réédition augmentée de plusieurs nouvelles chez le même éditeur. Une belle initiative qu’il convient de saluer et recommander.