Dans ce premier roman, Brice Reveney imagine qu’afin de consoler des parents affligés par l’assassinat d’un enfant, on va inventer la vie que celui-ci aurait eue s’il n’avait croisé la route d’un tueur pédophile. Une re-création confiée à l’assassin lui-même en guise de réparation, qui appliquera le principe du déterminisme cher à Laplace pour extrapoler, avec une précision méticuleuse, ce futur volé à partir de la courte biographie de la victime. Dans sa cellule, il rédige de minutieux mémoires détaillant la vie de l’enfant, son évolution, ses études, ses relations… qu’on envoie aux parents endeuillés. Bien vite, on complétera ces chroniques par des artefacts de plus en plus élaborés : bulletins scolaires, traces de pas dans la maison, vêtement oublié dans l’entrée, acteurs…
Ici se situe le point le plus intéressant du roman : dans l’affirmation de la suprématie de la fiction sur la réalité : « Si la réalité entre en conflit avec le mirage, il ne reste qu’à changer la réalité. » (p. 248).
Mais en dehors de cet encensement du pouvoir de la fiction, le roman déçoit. Il échoue à créer la suspension d’incrédulité nécessaire à toute œuvre de SF. On ne parvient jamais à croire que des parents endeuillés vont accepter quelque chose d’aussi grotesque, d’aussi choquant que le programme Lazare. Si plusieurs chapitres se focalisent sur les géniteurs de Marjorie, leur ralliement au programme est expédié en un court paragraphe qui ne convainc pas le lecteur. Puis le système se met en place et débouche sans surprise sur des situations kafkaïennes (premières amours, entrée dans le monde du travail des « Enfants » parvenus à l’âge adulte…), jusqu’à conduire la mère à la folie. Reveney semble consacrer près de cinq cents pages à démontrer par l’absurde ce que tout lecteur sait avant d’avoir ouvert le livre : il est impossible d’oublier la mort de son enfant.
Au-delà de l’incrédulité que suscite l’histoire, son traitement pose aussi problème. L’écriture est élégante, tour à tour sentencieuse et ironique, la construction est subtile. Mais cette virtuosité provoque la gêne plus que l’admiration, un malaise s’installe que le double « gag » final ne viendra pas dissiper, au contraire.
Plus on avance dans le roman, plus l’histoire se focalise sur les pédophiles et leurs créatures virtuelles, laissant à l’arrière-plan les victimes et leurs parents. Tels les assassins qu’il prend pour personnages principaux, l’auteur finit par reléguer le crime au rang de l’anecdote, au profit du fantasme démiurgique de ses pervers pygmalions. L’assassin de Marjorie finira même par donner des leçons aux parents de la jeune fille, convaincu qu’il la comprend et l’aime davantage qu’eux. Ce serait drôle si ce n’était abject.
Le Programme Lazare est un roman non dénué de qualités, tant dans son écriture que dans l’originalité du sujet traité. Sauf que, bâti sur des prémisses bancales, il échoue à convaincre. Plus encore, il crée un malaise. Pas par le thème abordé (Ellis a montré avec American Psycho qu’on pouvait prendre pour héros un tueur psychopathe, et Enriquez a su raconter dans Notre part de nuit des sévices infligés à des enfants sans renoncer à l’empathie), mais par la façon de le traiter : s’égarant sur des voies ambiguës, l’ouvrage prend l’allure d’une blague de mauvais goût.