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Les critiques de Bifrost

Le Ravin des ténèbres

Le Ravin des ténèbres

Robert A. HEINLEIN
ALBIN MICHEL

Bifrost n° 57

Critique parue en janvier 2010 dans Bifrost n° 57

Jean-Sébastien Bach Smith est un vieillard richissime. Son esprit est toujours acéré et sa volonté irrésistible, mais la dépendance aux machines de son corps décrépit lui est devenue insupportable. Sa fortune lui permet de mettre en scène un suicide habillé en première médicale audacieuse : le transfert de son cerveau dans un corps plus jeune. Contre toute attente, l'opération réussit. Toutefois, le premier cadavre disponible se révèle être celui de sa secrétaire, Eunice, assassinée. Se réveillant sous la forme de Jeanne Eunice Smith, il doit donc réapprendre à être jeune, mais aussi apprendre à être femme. Heureusement, il partage en secret sa nouvelle demeure avec l'esprit d'Eunice, dont le corps a conservé l'empreinte.

Il est assez paradoxal que le roman suivant Révolte sur la Lune (1966), souvent considéré comme la plus grande réussite de Heinlein1, soit Le Ravin des ténèbres paru en 1970, peut-être son texte le plus décrié (Alexei Panshin le trouve même « déplaisant »), y compris en France, où il est paru en 1974 sous la couverture argentée de la collection « SF » d'Albin Michel.

Certaines faiblesses stylistiques sont indiscutables. L'enfantement du roman a été douloureux et sa publication prématurée. Peu après l'écriture du premier jet, Heinlein souffrit en effet d'une grave péritonite qui faillit lui être fatale. Son épouse et son agent finirent par proposer le manuscrit en l'état à son éditeur.

Le projet n'en reste pas moins passionnant. Heinlein approfondit toutes les dimensions médicales, sociales et philosophiques de la question de la greffe de cerveau (qu'il avait déjà abordée en 1940 dans un texte mineur, « Salut », offert au fanzine de Ray Bradbury, Futuria Fantasia), et donc du support physique et de l'identité.

Jeanne doit d'abord s'approprier son nouveau corps, son apparence et ses perceptions, dans une description assez juste d'une difficile rééducation fonctionnelle et psychologique, bien avant que la première greffe de membre réussie en 1998 n'en démontre l'importance (les premières transplantations d'organes datent, elles, des années 60).

S'ajoute ici le double apprentissage du genre et du sexe. Jeanne se découvre bisexuelle, avide non seulement de retrouver tous les plaisirs sensuels que Jean a oubliés, et quelques nouveaux, mais aussi de satisfaire un besoin de maternité. Elle tente aussi de se recréer une famille de cœur, une communauté choisie autour d'anciens employés, d'ex-amants ou de ses docteurs…

Les personnages pratiquent une forme de New Age aux accents bouddhistes : jouant avec les thèmes au cœur des années 60-70, comme les mondes intérieurs (L'Oreille interne de Silverberg date de 1972) et la libération sexuelle, Heinlein décrit une société où la religion chrétienne a perdu son emprise.

On lit toutefois en exergue la citation de la Bible qui a donné ses titres (anglais et français) au roman : « Le Seigneur est mon berger, je ne manque de rien… Passerais-je un ravin de ténèbres, je ne crains aucun mal » (Psaumes, 22). Mais est-ce l'essence d'Eunice qui accompagne Jeanne — ou le cerveau de Jean, au fond du ravin, qui délire alors que l'opération est en train d'échouer ? Quelle est la durée objective du roman (les neufs mois de la grossesse de Jeanne ou celle de l'opération, le temps d'un délire ? « Un vieux monde disparut et il n'y eut plus rien ») ? Quel est le statut des deux voix qui se croisent et se répondent dans la tête de Jeanne ? Bascule-t-on dans le fantastique quand une troisième vient s'y ajouter ?

La plupart des échanges se déroulent entre les occupants du cerveau de Jeanne, la forme respectant l'identité de chacun. Inévitablement, les dialogues dominent dans ce roman intérieur que certains ont considéré comme bavard. Cette approche subjective, ambiguë, évoque la psychose ou le rêve.

Le monde extérieur n'est décrit que de façon indirecte à travers un regard unique et confondu (celui de Jean ou celui d'Eunice) ou par des coupures de presse (reprenant la forme découpée initiée en S-F par John Brunner en 1968 dans Tous à Zanzibar). C'est un univers particulièrement sombre et menaçant, tant au plan international qu'au niveau individuel, un futur proche d'un pessimisme rare chez l'auteur. Les inégalités ont été poussées aux extrêmes, la population est majoritairement analphabète et l'insécurité est la règle : si l'argent assure une bulle sécurisée et procure à Jeanne un relatif répit, la survie est à rechercher sur d'autres mondes, comme la Lune où se sont réfugiés les meilleurs éléments de l'humanité.

Si le défaut de polissage peut expliquer quelques longueurs, voire certains déséquilibres narratifs, l'essentiel est là et passionnera le lecteur qui voudra bien donner sa chance à un roman très sous-évalué. Il le mérite.

 

Notes :
On imagine avec effroi ce que notre collaborateur Patrick Imbert doit penser des autres titres de l'auteur (N.d.R)

Anouk ARNAL

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