[Critique commune aux trois romans de la série Cryptonomicon : Le Code Enigma, Le Réseau Kinakuta et Golgotha.]
Cryptonomicon est trop long, verbeux à l'envi, bourré de digressions techniques, et pourtant d'une lecture passionnante. Sa relation à la S-F est ténue : une partie de l'action est située dans un futur très proche, et concerne les agissements d'une start-up particulièrement remuante qui cherche à créer une donnée sociale nouvelle (une monnaie n'existant que sur le réseau) à partir d'une innovation technologique (une amélioration radicale des techniques de cryptographie). Dans ce cadre, Stephens-on adopte une idéologie anti-étatique et technophile à la fois, qui se moque abondamment des intellectuels littéraires jargonnants et réserve une bonne dose de détestation pour le pouvoir de l'État fédéral américain. Et le débat sur le niveau d'efficacité des codes qui peuvent être légalement mis à la disposition des simples citoyens est tout ce qu'il y a d'actuel aux USA.
Randy Waterhouse — qui n'est pas a proprement parler un hacker, plutôt un homme à tout faire de la nouvelle économie — est le protagoniste de cette partie « future » du livre, qui le ballotte entre le sultanat (imaginaire) de Kinakuta, la Côte Ouest des USA, et les Philippines, leurs plages et leurs prisons. Le roman étant bâti sur la généalogie, le grand-père de Randy, Lawrence Waterhouse, jeune péquenot américain qui se découvre un immense talent mathématique, sorte de double d'Alan Turing, est un des protagonistes majeurs de la période « deuxième guerre mondiale » du livre. Dans laquelle on frôle souvent la cryptohistoire, ou en tout cas on découvre des péripéties suffisamment obscures ou tirées par les cheveux du conflit pour maintenir l'intérêt des lecteurs de S-F. Bletchley Park, centre britannique du décodage, les machines allemandes Enigma, les manœuvres des services secrets pour camoufler le fait qu'ils avaient percé les secrets des codes de l'adversaire, tout cela fut bien réel, mais semble tellement ahurissant que l'on finit par le placer sur le même plan que le duché de Qvvghlm (avec sa langue incompréhensible) ou la société secrète Ordo Seculorum.
Si les digressions historiques, voire mathématiques ou cryptographiques (et il y en a, y compris un appendice très sérieux rédigé par l'auteur de l'algorithme informatique de codage évoqué dans le livre) vous effraient, ne craignez pas trop : Stephenson fait tout passer avec une bonne dose d'humour, et beaucoup d'action, fournie par le personnage du sergent des Marines, Bobby Shaftoe, qui apporterait presque une dose de fantastique ; par les fantasmes créés dans son esprit par l'expérience vécue le jour où il frôla la mort au sur une île du Pacifique, et par sa fidélité inébranlable à un idéal des Marines qui inclut leur capacité à l'impossible. Shaftoe doit bien faire une fois et demie le tour du monde au long de ce livre (certes monumental dans ses proportions, d'où les trois volumes de l'édition française1), en disant comme il se doit un nombre impressionnant de moyens de transports différents, mais surtout ces vaisseaux du secret que sont les sous-marins (qui ne le cèdent en rien en matière de confinement aux nefs spatiales de nos aventures d'enfance).
La seule ombre au tableau est cette obsession qui finit par accaparer l'œuvre à mi-parcours, fascination pour un impressionnant stock d'or (fruit de rapines de guerre) accumulé par les Japonais dans des montagnes reculées des Philippines. Les personnages du passé en entrevoient l'existence (ou en dirigent la conception), ceux du présent voudraient bien retrouver le magot — éventuellement pour n'y pas toucher, comme Randy Waterhouse et ses associés qui n'ont besoin que d'une réserve d'or pour garantir la valeur de leur monnaie-réseau. Ce retour du matériel, aux dépens de la cyber-sphère et des joies du codage, affaiblit l'originalité du livre. Mais rien ne peut diminuer la faconde de Stephenson, ni sa boulimie d'information, bien représentées dans ce roman. Au mépris de toute prévision rationnelle, Cryptonomicon est devenu un best-seller aux États-Unis, pour la première fois depuis plusieurs années pour un livre de S-F qui ne soit ni une adaptation de film, ni partie d'une série. Mais est-il un livre de S-F ? Indubitablement, par l'esprit qui y souffle. Ne boudez pas un plaisir pareil.
Notes :
1. On précisera que la présente critique a été réalisée d'après le texte original paru chez Avons Books en mai 99 (918 pp. — $ 27.50). L'éditeur français a choisi de publier ce titre en trois volumes. Un seul tome est à ce jour paru, le second étant annoncé pour avril prochain. (NDRC)