« Quels que fussent la voie que je m’étais tracée, le soin que j’apportais à tenter de suivre une orientation nouvelle, je volais droit sur le mur de briques le plus proche », dit Blake, le narrateur. Pour échapper à son destin — ou plutôt pour le trouver, car il conserve « une foi tenace en lui-même » —, il vole un avion — accessoire fréquent du théâtre ballardien, cf. « Appareil volant à basse altitude » —, mais s’écrase en flammes dans la Tamise, près d’une petite ville banlieusarde : Shepperton, au ciel enveloppé d’une lueur prémonitoire. Recueilli par les habitants d’une propriété qui s’avère être une clinique, il tente de quitter les lieux à pied, mais échoue, piégé par l’autoroute, tout comme Robert Maitland, victime d’un accident automobile, échouait à quitter son Ile de béton.
Mais, alors que Franz dans « Urbi et orbi », qui lui aussi rêvait d’abord de voler, est ramené à son point de départ (temporel autant que spatial) par le train, instrument d’une fatalité sociale, c’est ici une fatalité intériorisée qui joue, comme dans L’Île de béton, comme dans I.G.H., comme dans « L’Ultime plage » (« il s’arrangeait invariablement pour se retrouver coincé »).
Blake est lié à Shepperton par son destin, par sa nature ; et ce lien lui apparaît d’abord comme une « frénésie sexuelle », qui le pousse vers la jeune doctoresse Miriam, vers sa mère Mrs St. Cloud, vers trois enfants handicapés, vers tous les habitants, enfin, sans distinction de sexe ni d’âge, et plus tard même vers des animaux sortis d’un « modeste zoo »… ou peut-être de lui-même : car le sexe qui, dans Crash !, se mariait à la mort, est ici source de vie.
Sur le passage de Blake, et souvent des gouttes de son sperme intarissable, germent des fleurs colorées, des plantes tropicales, toute une végétation luxuriante qui envahit la bourgade britannique en même temps que des créatures de l’eau, de la terre et des airs peu communes sous ces latitudes. Les apparences que prenaient parfois ces lieux pour les studios de cinéma qui y ont leur siège deviennent réalité. Décor paradisiaque où, avec une innocence adamique, Blake d’abord, puis les autres à son instar, vont dévêtus : « Il était heureux de sa nudité, heureux d’exhiber son corps bariolé. »
Au lieu de chercher à « échapper à cette ville étouffante », Blake ne songe plus qu’à l’ouvrir, pour une évasion collective de tous ses habitants, en les fécondant et en les libérant. Il s’agit pour lui à la fois de « repeupler Shepperton en plantant dans le ventre de ses ménagères sans défense les graines d’un cortège de créatures extravagantes », et d’opérer une « réorganisation de la réalité au service d’un dessein plus vaste et plus authentique, qui permettrait aux appétits les plus bizarres et aux instincts les plus dévoyés de trouver leur véritable sens ».
Puisque la fuite horizontale est rendue impossible par une sorte de barrière mystérieuse qui, dans l’autre sens, empêche aussi les étrangers d’entrer et même de savoir ce qui se passe, c’est verticale qu’est la voie : vers le bas, la terre et l’eau ; vers le haut, l’air et peut-être le feu puisqu’une lueur d’incendie surnaturel baigne le ciel de la ville.
Ces quatre éléments auxquels Blake a échappé, il y mène les banlieusards : ils côtoient dans les bois les cervidés qui s’y sont multipliés, ils nagent dans la Tamise parmi des cétacés en lesquels ils se métamorphosent peut-être éphémèrement, et bientôt ils voleront. Car l’union de Blake avec Miriam vêtue de blanc est aussi un envol à deux, puis en foule, littéralement un essor nuptial.
Jusqu’à sa mort, Blake est un « messie en attente de message ».
Peintre visionnaire qui, même à l’intérieur de l’homme, trouve des paysages ; chirurgien obsédé par les blessures ; c’est aussi architecte que Ballard se montre, dans la construction de chaque roman et de l’ensemble de son œuvre.
Chaque partie a sa fonction dans l’ensemble, le moindre détail est lié à tous les autres et à leur somme par un réseau serré de relations, rien n’est laissé au hasard, tout se répond et se correspond, s’équilibre et s’enchaîne, tout est cohérent… et tout est fou ! On pense à ces gravures d’Escher où les lois de la perspective sont retournées contre elles-mêmes : un escalier qui ne cesse de monter ramène finalement au rez-de-chaussée, et l’eau qui ne cesse de tomber de cascade en roue de moulin se retrouve à sa source tout en haut. Si Ballard avait pratiqué l’architecture, nul doute qu’il eût su construire « La Maison biscornue » (à quatre dimensions) évoquée par Heinlein !
Très loin, bien sûr, de la science-fiction optimiste qui peignait des lendemains qui chantent, où les projets et les recherches d’aujourd’hui s’épanouiraient en conquêtes et en pouvoirs merveilleux ; mais au-delà aussi de la science-fiction pessimiste qui dissèque les erreurs et les crimes de notre temps pour en déduire les servitudes et les désastres des lendemains qui déchantent, Ballard, avec nos espoirs et nos horreurs, avec ses fantasmes et sa culture, construit un monde personnel, clos sur lui-même et parsemé pourtant de fascinants hiéroglyphes, tracés par le vent ou par les eaux, par le sperme ou par le sang, messages indéchiffrables d’une transcendance inaccessible, sur lesquels pourtant l’homme ballardien ne cesse de se pencher.