Lidia YUKNAVITCH
DENOËL
21,00 €
Critique parue en janvier 2019 dans Bifrost n° 93
2049. Dans ce futur proche, la Terre que nous connaissons a disparu, mutilée par une suite de « géocataclysmes » et de guerres interminables. Les plus riches, les privilégiés, se sont réfugiés dans une station spatiale en orbite autour de la planète, le CIEL. Emmenés par Jean de Men, un dictateur se piquant de poésie, ils y survivent difficilement tout en continuant à piller le peu de ressources d’une Terre exsangue. Devenus albinos et totalement imberbes, ils ont perdu leurs organes génitaux. Stériles, incapables de se reproduire, ils doivent néanmoins mourir le jour de leurs cinquante ans. L’anniversaire fatidique de Christine Pizan approche. Sur sa peau translucide, elle « griphe » l’histoire de Jeanne la rebelle, prétendument morte sur le bûcher pour s’être opposée au tyran de Men. Elle espère que l’évocation de Jeanne – un interdit qu’elle transgresse – éveillera les consciences.
Le Roman de Jeanne se déroule en trois parties. La première se centre sur la révolte de Christine Pisan et Trinculo, artiste subversif, qui tentent de s’aimer au-delà de la matérialité du corps et de créer dans un monde clos, stérile et concentrationnaire. Le deuxième nous conduit sur une Terre devenue cimetière et poussière, sur les pas de Jeanne et de Léonie, survivantes en mouvement permanent. La troisième dépeint l’inévitable confrontation et met au jour les plus viles exactions du despote de Men. Lidia Yuknavitch revisite la figure de Jeanne d’Arc sous les traits d’une enfant soldat, touchée non pas par la voix de Dieu, mais par celle de l’univers. Une lumière intense, une chanson, et voilà Jeanne dotée de pouvoir immenses. Elle rejoue aussi la querelle littéraire, sur fond de phallocratie, de Christine de Pizan, contemporaine de Jeanne d’Arc et première femme de lettres à vivre de sa plume, et Jean de Meung, connu pour avoir donnée une suite, acide et satirique, au Roman de la Rose.
Roman érudit et engagé, Le Roman de Jeanne met en scène une multitude de combats, âpres, durs, où les mots sont autant d’armes et les corps autant de lames tranchantes. Scarifications, meurtres, torture inspirée des supplices moyenâgeux, odeur de chair brûlée, goût métallique du sang… Lidia Yuknavitch n’épargne ni la violence, ni la brutalité à ses lecteurs. Et son écriture, crue, abrupte, révoltée, suit la colère, la haine, l’amour et la destruction (bravo au traducteur). Christine s’exprime de manière littéraire, contrairement à Jeanne, plus directe et rude. Jean de Men incarne la classe des puissants usant des armes économiques, idéologiques, linguistiques, qui lui permettent une ascension des plus obscènes. En ôtant le corps, le sexe et le genre de l’équation, en plongeant ses personnages dans un monde post-apocalyptique où l’avenir ne fait plus sens, où le présent les cantonne à la survie, l’autrice questionne la nature profonde de l’être humain. Que reste-t-il à ce dernier ? Le désir, l’amour, la haine, l’art ? Complexe, foisonnant, radical et sans concession – et par conséquent à lire absolument.